Lettre à Achille Piron, 27 octobre 1819

  • Cote de la lettre ED-MD-1819-OCT-27-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Achille PIRON
  • Date 27 Octobre 1819
  • Lieux de conservation Paris, musée Eugène Delacroix
  • Éditions précédentes Dupont
    , p. 98.
  • Historique Acquise auprès d’un particulier, 1999.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 4°
  • Dimension en cm 25,4x40
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque MD 1999-161
  • Cachet de la poste 15 // MANSLE
  • Données matérielles Pliée en neuf, quelques lacunes
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Transcription modernisée

A Monsieur
Monsieur A. Piron
Employé à l’administration des postes
Hôtel des Postes
A Paris

Le 27 octobre 18191

 

Les projets des hommes sont peu de chose, mon cher ami. Quand j’étais à Paris, ennuyé il est vrai de mes travaux, mais en sentant la nécessité, je me promettais bonnement de ne rester qu’un mois et demi au plus. Mais inutilement. Mon neveu vient tout à coup de faire une petite maladie qui l’a retenu dans la chambre et qui pourra encore retarder mon départ de quelques jours, vu la convalescence. Je ne sais si tu te rappelles d’avoir connu au Lycée, mais il y a longtemps de cela, un neveu de mon beau-frère2, ayant nom Verninac, qui était mon défenseur et mon redresseur de torts vis-à-vis des colosses de la petite cour. Il est ici. Il va se rendre à Paris et nous partirons probablement ensemble, ce qui égayera la route insipide des diligences. Il était capitaine d’une légion et vient d’être nommé, à la place de capitaine à l’école militaire de Saint-Cyr, d’où il était sorti sous-lieutenant pour aller en Espagne. Je me trouve un personnage de dire : il y a dix ans que nous ne nous sommes vus. C’est ce que nous nous sommes dit en nous retrouvant. Je l’ai quitté jeune homme et élancé. J’ai revu un gros et gras capitaine à favoris noirs, et presque raisonnable. Oh ! Nous sommes bien vieux et nous avons vu bien des choses !... Quand te maries-tu ?

Ce sera donc à ce que j’espère entre le 4 et le 6 novembre que nous nous embarquerons. Chose singulière ! Je m’amuse plus que jamais et cependant je retourne avec plaisir. La chasse est agréable et j’en profite un peu. Les invitations se multiplient comme pour me faire regretter le pays. Nous devons aller demain chez un aimable voisin chasser sur la Charente aux sarcelles. Cela est fort commode. On est tranquillement voituré sur un bateau et elles ont le vol si lourd, que c’est comme de tirer des poules dans un juchoir. Je me figure que je te parle et par conséquent tu me souhaites bonne chasse à ce que je présume. J’en souhaite autant à M. Buissoneau.

Je m’étais bien promis à la lecture de ta lettre de ne plus récrire à ce négligeant de Pierret. Sa paresse ! Quelle excuse ! Comme si une lettre était une besogne. Au moment où je t’écris je suis étourdi d’éclats de rire dont le salon est tout résonnant depuis le plancher jusqu’au plafond. On remue ma table et cependant je me tiens à quatre et j’écris ce qui me vient à l’esprit : aussi je te demande pardon des sottises. Que n’en ferait-il autant. —Cependant je n’ai pas voulu que mon retour près de lui fut environné de quelques nuages de reproches. Je souhaite vivement qu’il me réponde ne fut-ce que quelques lignes ; j’espère aussi que tu me feras ce plaisir. Si tu veux écrire sur le champ, je pourrai encore vous lire l’un et l’autre une fois et puis nous nous verrons. Je te féliciterai alors de ta libération entière. Il est heureux que ton homme ne soit pas pétulant ; cependant les eaux dormantes sont dangereuses. Il faut bien prendre tes assurances.

Tes projets me sourient à merveille. Nous ferons des prodiges d’Italien et tu n’auras pas de peine à en savoir plus que moi. C’est alors que nous serons sots. Car j’ai tellement oublié le génie de cette langue, que je parlais assez bien étant enfant, que mon savoir se borne à deviner le sens d’un auteur à coups de dictionnaire. Mais si nous n’étudions pas beaucoup, nous nous verrons souvent et l’hiver, au coin du feu modeste de garçon, la soirée est douce et file doucement en entretiens et en projets. La musique n’y sera point oubliée. Je n’ai que le regret de n’être pas plus musicien qu’Italien. Au reste, tu connais mon ignorance et tu me soutiendras. J’avais résolu de me mettre au piano cet hiver. Mais j’ai réfléchi à la saison. Les journées sont courtes et froides et me permettraient peu cette étude chez moi. Cependant c’est un projet qui garde toujours une petite place dans mes affections et comme mes prétentions ne vont pas au delà de mon amusement particulier, je pourrai arriver à mon but.

Je présume que Soulier t’aura remis la grammaire italienne de Vegani3. Tu as du, si tu t’en es servi, y trouver de grands avantages. [lacune] méthode y est toute simplifiée. Ce qui est utile, seulement, s’y trouve [lacune] il serait bon de l’étudier avec un maître, ou quelqu’un qui fut du pays et qui pût bien corriger les thèmes. Car c’est toujours une de mes surprises, que l’auteur ne les ait pas rédigés en italien dans son livre.

Adieu, mon cher Achille ; je ne sais comment j’ai pu arriver jusqu’ici dans cette lettre. Il y derrière moi une discussion géographique ridicule qui ne veut pas finir. Adieu bonne santé.

Ton ami Eugène Delacroix

 


1 Delacroix séjourne pour la deuxième année consécutive dans la maison des gardes de la forêt de Boixe (Charente) où sa sœur, Henriette et son mari, Raymond de Verninac, alors ruinés, avaient été obligés de se retirer. Delacroix regagnera finalement Paris, en compagnie de son neveu, Charles, le 11 novembre 1819.
2 Frédéric de Verninac, neveu de Raymond de Verninac.
3 Grammaire italienne (de Venerani) simplifiée et réduite à vingt leçons […], par Angelo Vergani, avec une première édition parue à Paris en l’an VIII, mais corrigée et augmentée en 1819.

Transcription originale

Page 1

[Adresse : ] À Monsieur
Monsieur A. Piron
Employé à l’administration des postes
Hotel des Postes
A Paris

Page 2

Le 27 octobre. 1819

 

Les projets des hommes sont peu de chose, mon cher ami. quand
j’etais à Paris, ennuyé il est vrai de mes travaux, mais en sentant la
necessité, je me promettais bonnement de ne rester qu’un mois et demi
au plus. Mais inutilement. Mon neveu vient tout à coup de faire
une petite maladie qui l’a retenu dans la chambre et qui pourra encore
retarder mon départ de quelques jours, vu la convalescence. Je ne scais
si tu te rappelles d’avoir connu au Lycée, mais il y a longtemps de cela,
un neveu de mon beau-frère, ayant nom Verninac, qui etait mon
defenseur et mon redresseur de torts vis à vis des colosses de la petite
cour. Il est ici. Il va se rendre à Paris et nous partirons probablement
ensemble, ce qui egayera la route insipide des diligences. Il etait capitaine
d’une legion et vient d’etre nommé, à la place de capitaine à l’ecole
militaire de St Cyr, d’où il était sorti sous lieutenant pour aller en
Espagne. Je me trouve un personnage de dire : il y a dix ans que nous
ne nous sommes vus. c’est ce que nous nous sommes dit en nous
retrouvant. Je l’ai quitté jeune homme et elancé. J’ai revu un gros
et gras capitaine à favoris noirs, et presque raisonnable. Oh ! Nous sommes
bien vieux et nous avons vu bien des choses !... Quand te maries tu ?

Ce sera donc à ce que j’espere entre le 4 et le 6 novembre que
nous nous embarquerons. Chose singuliere ! Je m’amuse plus que jamais
et cependant je retourne avec plaisir. La chasse est agreable et j’en

 

Page 3

profite un peu. Les invitations se multiplient comme pour me faire
regretter le pays. Nous devons aller demain chez un aimable voisin
chasser sur la charente aux sarcelles. Cela est fort commode. on est
tranquillement voituré sur un bateau et elles ont le vol si lourd, que
c’est comme de tirer des poules dans un jucheoir. Je me figure que
je te parle et par conséquent tu me souhaites bonne chasse à ce que je
presume. j’en souhaite autant à Mr Buissoneau.

Je m’etais bien promis [2 mots barrés, lacunes] à la lecture de ta lettre de ne
plus recrire à ce negligent de Pierret. Sa Paresse ! quelle excuse ! Comme
si une lettre etait une besogne. Mais je au moment où je t’ecris je suis
etourdi d’eclats de rire dont le salon est tout resonnant depuis le plancher
jusqu’au plafond. on remue ma table et cependant je me tiens à quatre
et j’ecris ce qui me vient à l’esprit : aussi je te demande pardon des sottises.
que n’en ferait-il autant. —Cependant je n’ai pas voulu que notre
mon retour près de lui fut [mot barré, lacune] environné de quelques nuages de
reproches. Je souhaite vivement qu’il me réponde ne fut-ce que quelques
lignes ; j’espere aussi que tu me feras ce plaisir. Si tu veux ecrire sur le
champ, je pourrai encore vous lire l’un et l’autre une fois et puis nous nous
verrons. je te feliciterai alors de ta liberation entiere. Il est heureux que
ton homme ne soit pas pétulant ; cependant les eaux dormantes sont
dangereuses. Il faut bien prendre tes assurances.

Tes projets me sourient à merveille. Nous ferons des prodiges
d’Italien et tu n’auras pas de peine à en savoir plus que moi. C’est alors que

 

 

Page 4

nous serons sots. Car j’ai tellement oublié le genie de cette langue, que
je parlais assez bien etant enfant, que je mon savoir se borne à deviner le
sens d’un auteur à coups de dictionnaire. M Mais si nous n’étudions pas
beaucoup, nous nous verrons souvent et l’hyver, au coin du feu modeste de
garçon, la soirée est douce et file doucement en entretiens et en projets. La musique
n’y sera point oubliée. Je n’ai que le regret de n’etre pas plus
musicien qu’italien. Au reste, tu connais mon ignorance et tu me soutiendras.
j’avais resolu de me mettre au piano cet hyver. Mais j’ai reflechi à la saison.
Les journées sont courtes et froides et me permettraient peu cette etude chez moi.
Cependant c’est un projet qui garde toujours une petite place dans [mot barré devenu lacune]
mes affections et comme mes pre[ten]tions ne vont pas au dela de mon
am[useme]nt particulier, je pourrai arriver à mon but.

Je presume que Soulier t’aura rem[is] la grammaire italienne de
Vegani. Tu as du, si tu t’en es servi, y trouver de grands avantages. [lacune]
methode y est toute simplifiée. Ce qui est utile, seulement, s’y trouve [lacune]
il serait bon de l’etudier avec un maitre, ou quelqu’un qui fut du pays et qui
pût bien corriger les thèmes. Car c’est toujours une de mes surprises, que l’auteur
ne les ait pas redigés en italien dans son livre.

adieu, mon cher achille ; je ne scais comment j’ai pu arriver jusqu’ici
dans cette lettre. Il y derriere moi une dis discussion geographique ridicule
qui ne veut pas finir. adieu bonne santé.

ton ami Eugene delacroix
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