Lettre à Charles de Mornay, 30 juillet 1838

  • Cote de la lettre ED-MD-1838-JUIL-30-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Charles de MORNAY
  • Date 30 Juillet 18[38]
  • Lieux de conservation Paris, musée Eugène Delacroix
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. II, p. 14-16.
  • Historique Acquise par la Société des Amis du musée Eugène Delacroix en vente, Paris, Sotheby’s, 27 juin 2007, n° 64.
  • Enveloppe Oui
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 19,4x25,6
  • Cachet de cire Oui
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque MD 2007-6
  • Données matérielles Pliée en cinq
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Transcription modernisée

Monsieur
Monsieur le Comte Charles De Mornay
Ministre Principal du roi des français
Stockholm

 

30 juillet

Cher Charles1, après vous être étonné de ne rien recevoir de moi jusqu’ici, vous vous demanderez sans doute, comment j’ose vous écrire à présent. Apprenez cependant que toutes les mauvaises excuses qu’on peut faire et qui n’en sont pas, je vous les avais faites dans une lettre dont j’avais chargé un de mes amis qui était allé en Angleterre pour le couronnement2 et qui m’avait assuré lui et d’autres que vous y étiez. Mlle Mars m’a détrompé et veut bien vous envoyer celle-ci avec la sienne. Faites donc bon ami comme si vous aviez reçu l’autre : faites surtout comme si je vous avais persuadé que mes raisons sont excellentes et pardonnez mon indigne paresse. C’est une affreuse habitude, qui pour comble de misère ne fait que s’augmenter tous les jours et finira par me rendre impossible de mettre la main à une plume. Ni frère, ni ami, rien au monde ne me tire de ce bourbier et je n’en travaille pas davantage je vous assure. Je me dis que cela passera. A peine ai-je commencé que je suis enchanté de ma vaillance, et que je m’étonne de m’être refusé si longtemps le plaisir de causer avec un ami : vous surtout, si isolé et qui devez sentir si fort le besoin de recevoir quelque chose de cette patrie qui n’est ni dans les rodomontades des journaux, ni dans les sottises de Paris, mais dans les souvenirs d’amour ou d’amitié qu’un lieu nous laisse. Nous vous tiendrons encore cet hiver, nous fait-on espérer, dans ce centre qui vous rappelle et auquel vous devez aspirer plus qu’un autre quand on pense au pays que vous habitez. Venez donc vite. Deux minutes de conversation en disent plus que cent volumes de lettres, où on ne dit jamais ce qu’on veut dire et où tout vous vient quand la poste est partie. Croyez cependant que je ne dis pas du mal des lettres pour m’excuser d’en écrire si peu. Je me rappelle encore avec émotion combien elles m’étaient précieuses quand j’étais loin d’ici. Vous vous rappelez sans doute que nous avons manqué d’assommer Desgranges pour l’avoir vu accablé de marques de souvenirs pendant que nous languissions privés de nouvelles. Ces souvenirs maintenant sont pour moi plein de douceurs. Je dois à ce voyage là votre amitié. Je vous ai apprécié là plus que je n’aurais fait en dix ans de la vie de tous les jours. Conservez-moi donc cette précieuse affection là en dépit de ma négligence à la cultiver. Je ne vous dirai pas que la vie que je mène me donne trop de distraction. C’est toujours à peu près la même : de nouvelles donc, il ne faut pas m’en demander ; je sais toujours ce qui se passe un mois après tout le monde et vous pourriez m’apprendre si vous le vouliez bien de Stockholm ce qui se passait il y a un mois à Paris. De la peinture, un peu de femelle voilà pour la vie habituelle, et la plus grande partie du temps je dors ou je peste contre le destin.

Adieu bon et cher Charles, pardonnez mes erreurs : prouvez le moi en me répondant. Répondez à l’homme d’Afrique si vous trouvez que celui d’à présent en est indigne. C’est pourtant toujours le même pour vous, mon cher ami et il le sera toujours.

à vous

Eug. Delacroix


1 Les six premiers mois de l’année 1832, Delacroix avait accompagné Charles de Mornay alors envoyé en mission diplomatique auprès du sultan du Maroc, Muley Abd-err-Rahman, pour obtenir son soutien face à la résistance algérienne.
2 Couronnement de la reine Victoria le 28 juin 1838.

Transcription originale

Page 1

Monsieur

Monsieur le Cte Ch. de Mornay
Ministre Pl. du roi des français
Stockolm

Page 2

[Cachet de cire rouge avec calligraphie arabe]

Page 3

30 juillet.

Cher Charles, après vous etre etonné
de ne rien recevoir de moi jusqu’ici
vous vous demanderez sans doute, com-
-ment j’ose vous ecrire à présent. apprenez
Cependant que toutes les mauvaises
excuses qu’on peut faire et qui n’en sont
pas, je vous les avais faites dans une
lettre dont j’avais chargé un de mes
amis qui etait allé en Angleterre pour
le couronnement et qui m’avait assuré
lui et d’autres que vous y etiez. Melle
Mars m’a détrompé et veut bien vous
envoyer celleci avec la sienne. faites donc
bon ami comme si vous aviez reçu l’autre :
faites surtout comme si je vous avais
persuadé que mes raisons sont excellentes
et pardonnez mon indigne paresse. C’est

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une affreuse habitude, qui pour
Comble de misère ne fait que s’augmenter
tous les jours et finira par me rendre
impossible de mettre la main à une
plume. Ni frère, ni ami, rien au monde
ne me tire de ce bourbier et je n’en travaille
pas davantage je vous assure. Je me dis
que cela se passera. A peine ai-je commencé
que je suis enchanté de ma vaillance,
et que je m’etonne de m’etre refusé si
longtemps le plaisir de causer avec un
ami : vous surtout, si isolé et qui devez
sentir si fort le besoin de recevoir quelque-
-chose de Cette patrie qui n’est ni dans les
rodomontades des journaux, ni dans les sottises
de Paris, mais dans les souvenirs d’amour
ou d’amitié qu’un lieu nous laisse. Nous
vous tiendrons encore cet hiver, nous fait-on
esperer, dans ce Centre qui vous rapelle et

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auquel vous devez aspirer plus qu’un
autre quand on pense au pays que vous
habitez. Venez donc vite. deux minutes
de conversation en disent plus que cent
volumes de lettres, où on ne dit jamais
Ce qu’on veut dire et où tout vous vient
quand la poste est partie. Croyez cependant
que je ne dis pas du mal des lettres pour
m’excuser d’en ecrire si peu. Je me rapelle
encore avec emotion combien elles m’etaient
precieuses quand j’etais loin d’ici. Vous
vous rapellez sans doute que nous avons
manqué d’assommer Desgranges pour
l’avoir vu accablé de marques de souvenirs
pendant que nous languissions privés
de nouvelles. Ces souvenirs maintenant
sont pour moi plein de douceurs. Je dois à
ce voyage là votre amitié. je vous ai
apprécié là plus que je n’aurais fait en

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dix ans de la vie de tous les jours.
Conservez moi donc cette precieuse affection
là en dépit de ma negligence à la
Cultiver. Je ne vous dirai pas que la vie
que je mène me donne trop de distrac-
-tion. C’est toujours à peu près la même :
de nouvelles donc, il ne faut pas m’en
demander ; je scais toujours ce qui se passe
un mois après tout le monde et vous
pourriez m’apprendre si vous le vouliez bien
de Stockolm ce qui se passait il y a un
mois à Paris. De la peinture, un peu de
femelle voila pour la vie habituelle, et
la plus grande partie du temps je dors
ou je peste contre le destin.

Adieu bon et cher Charles, pardon-
-nez mes erreurs : prouvez le moi en me repondant.
repondez à l’homme d’afrique si vous trouvez
que celui d’a présent en est indigne. C’est
pourtant toujours le même pour vous, mon cher
ami et il le sera toujours.

à vous

Eug. Delacroix

 

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