Lettre à George Sand, 10 août 1846

  • Cote de la lettre ED-IN-1846-AOU-10-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date [10] [Août] 18[46]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 754. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 276-278. Alexandre, 2005, p. 162-163.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 27x20,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 45
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Transcription modernisée

Chère chère amie, je n’ai pas voulu vous répondre avant de pouvoir vous annoncer quand je pourrais venir vous embrasser et vous remercier de votre souvenir. On ne dirait pas à me voir que je suis si lourd à remuer et rien n’est plus vrai. D’une part les ennuis et les entraves que j’ai, d’une autre celles que je me fais, attendu ma facilité à me faire des montagnes de tout. Enfin la montagne se remue et avant le 15 je reverrai Nohant, qui est dans mon cœur et dans mes pensées comme un des rares endroits où tout me ravit, me calme et me console. Heureux Nohant, qui vous possède la moitié de l’année ! Ce que je vous dis est bien vrai, chère amie, et quoique je ne vous l’écrive pas toutes les semaines, je le pense presque tous les jours. Que ne puis-je, quand j’aurai éprouvé les dernières trahisons de ma cruelle maîtresse la peinture – ces trahisons inévitables qui attendent les derniers jours d’un vieil artiste et qui les empoisonnent s’il a la sottise d’attacher trop de prix à l’opinion de la canaille humaine –, que ne puis-je aller végéter doucement à côté de vos arbres, en attendant qu’on m’enterre par là dans quelque coin ! Ne croyez pas, chère amie, que je tourne au lugubre pour vous parler de tout cet avenir, qui serait fort riant pour moi, je vous l’assure. Je vous verrai avant le 15 : ainsi c’est brûlant, comme vous voyez. Je ne suis pas du tout fier [d’]être officier1, honneur qui m’a surpris sans m’ébranler ; d’ailleurs vous êtes et serez toujours mon commandant. De qui vous donnerai-je des nouvelles ? De personne, car je ne vois personne. On étouffe à Paris : vous qui aimez la chaleur, vous avez eu tort de le quitter dans un si beau moment. Voilà deux mois que nous ne respirons point et les gens nerveux, dont je suis, souffrent beaucoup. J’ai tant à vous dire que je ne sais que vous dire. Je crois que c’est l’émotion que je me promets du plaisir de passer quelques moments près de vous qui me fait désirer de vous l’exprimer ; et voilà ce que je voulais vous dire, et il y a longtemps que j’aurais dû le faire, c’est de vous accabler de mon admiration pour Germain le fin laboureur et l’adorable Marie2. Voici un de vos chefs-d’œuvre, chère amie, et des plus raffinés : beau et simple ! que c’est beau ! Je serai intarissable là-dessus si je m’y mets une fois. Vous avez eu une bonne idée de le dédier à Chopin.

Je vous embrasse, vous, lui et tout ce qui vous entoure. Je vais faire mes courses, mes paquets et partir. Avec quel plaisir je vais secouer la poussière, la boue, la sueur de Paris ! Je vous embrasse encore mille fois et désire bien que vous ayez à me revoir la moitié de celui que je me promets. Adieu, bonne amie.

Eugène Delacroix



1 Eugène Delacroix est nommé au grade d’officier de la Légion d’honneur le 5 juillet 1846.
2 Personnages du roman de George Sand, la Mare au Diable (1846).

Transcription originale

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Chère chère amie, je n’ai pas
voulu vous répondre avant de pouvoir
vous annoncer quand je pourrais venir
vous embrasser et vous remercier de votre
souvenir. On ne dirait pas à me voir
que je suis si lourd à remuer et rien
n’est plus vrai. D’une part les ennuis et
les entraves que j’ai, d’une autre celles
que je me fais attendu ma facilité à
me faire des montagnes de tout. Enfin
la montagne se remue et avant le 15
je reverrai Nohant qui est dans mon
cœur et dans mes pensées comme un des
rares endroits où tout me ravit, me
calme et me console. Heureux Nohant
qui vous possède la moitié de l’année !
ce que je vous dis est bien vrai, chère amie
et quoique je ne vous l’écrive pas toutes
les semaines, je le pense presque tous les

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jours. Que ne puis je quand j’aurai
éprouvé les dernières trahisons de
ma cruelle maîtresse la peinture, Ces
trahisons inévitables qui attendent les
derniers jours d’un vieux artiste et qui
les empoisonnent s’il a la sottise d’at-
-tacher trop de prix à l’opinion de la
canaille humaine, que ne puis je aller
végéter doucement à côté de vos arbres
en attendant qu’on m’enterre par là dans
quelque coin. Ne croyez pas chère amie
que je tourne au lugubre pour vous
parler de tout cet avenir qui serait fort
riant pour moi je vous l’assure. Je
vous verrai avant le 15 ; ainsi c’est
brûlant comme vous voyez je ne suis
pas du tout fier pour être officier, hon-
-neur qui m’a surpris sans m’ébranler ;
d’ailleurs vous êtes et serez toujours mon
commandant. – de qui vous donnerai je
des nouvelles ? de personne car je ne vois

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personne. On étouffe à Paris : vous
qui aimez la chaleur vous avez eu tort
de le quitter dans un si beau moment.
Voila deux mois que nous ne respirons
point et les gens nerveux, dont je
suis, souffrent beaucoup. J’ai tant à vous
dire que je ne sais que vous dire : je crois
que c’est l’émotion que je me promets du
plaisir de passer quelques moments près
de vous qui me fait désirer de vous
l’exprimer. – et voila ce que je voulais
vous dire et il y a longtemps que j’aurais
dû le faire, c’est de vous accabler de
mon admiration pour Germain le fin
laboureur et l’adorable Marie. Voici un
de vos chefs-d’œuvre chère amie et des
plus raffinés : beau et simple ! que c’est
beau. — Je serai intarissable la dessus
si je m’y mets une fois. Vous avez eu une
bonne idée de le dédier à Chopin.

Je vous embrasse vous, lui et tout ce
qui vous entoure. Je vais faire mes courses,

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mes paquets et partir. Avec quel
plaisir je vais secouer la poussière, la
boue, la sueur de Paris. Je vous
embrasse encore mille fois et désire bien
que vous ayez à me revoir la moitié de
celui que je me promets. Adieu bonne amie.

EugDelacroix

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