Lettre à George Sand, 11 septembre 1841

  • Cote de la lettre ED-IN-1841-SEPT-11-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 11 Septembre 18[41]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 1er septembre 1930, p. 709. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 84-86. Alexandre, 2005, p. 115-116.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 19,1x25,4
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 24
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Transcription modernisée

Trouville, 11 septembre

La date de cette lettre vous dira assez, chère amie, tout mon chagrin de ne pouvoir vous voir comme je m’en étais flatté jusqu’au dernier moment. Mais la médecine s’en est mêlée, m’a pris aux cheveux et emballé pour ce pays-ci où je ne puis pas dire que je sèche, car j’y suis toujours dans l’eau, ce que je redoutais beaucoup auparavant et qui m’amuse beaucoup à présent. Je ne vous en regrette pas moins, tout ce que vous m’offriez d’aimable pour me tenter n’est rien en comparaison du plaisir de vous voir, à toute heure pour ainsi dire, comme il en eût été si j’avais été en Berry. Croyez, bonne amie, que ce n’est pas une gasconnade qui m’a fait promettre d’aller vous voir. Malgré le séjour de mon frère à Paris1, j’avais trouvé le moyen d’arranger cela, mais je dois dire qu’au moins je n’aurai pas été trompé dans les motifs qui m’ont amené ici. Je ressens, particulièrement pour mes yeux, un bien notable des bains de mer. J’étais de plus tombé dans ce que mon physician appelle atonie, ce qui veut dire, vous le comprendrez sans peine, manque de ton, non pas de bon ton s’il vous plaît ; un dandy de ma force en est toujours suffisamment pourvu et c’est par là qu’Hyppolite est connu dans la Grèce. Encore si vous aviez été à peu près sur mon chemin pour retourner : mais vous êtes exactement aux antipodes du lieu que j’habite. Par-dessus le marché le gouvernement veut bien s’informer de mes progrès : il me demande par l’organe de son ministre de l’Intérieur quand je vais finir2. À cela je n’ai pas répondu parce que je n’en sais pas plus que lui à cet égard. C’est le moyen de se tirer d’affaire sans se compromettre. Voyez : j’avais remis de jour en jour [de] vous répondre, tant je trouvais dur d’articuler mon propre chagrin et de me condamner moi-même. J’avais apporté votre bonne lettre ici pour vous répondre d’ici et rêver davantage à ce que je vous dirais : cette lettre elle est là et je n’ose la relire. Je la relirai après avoir écrit, quand ma lettre sera partie et que le mal sera irréparable. Comment, vous ne reviendrez pas cet hiver ! Chère amie, vous n’y pensez pas ! Vous ne le pouvez pas ! Vous ne le devez pas ! Si vous manquez d’argent, j’en demanderai à mon gouvernement, je lui promettrai tout ce qu’il voudra et je vous prêterai un million ou deux de roupies. Je ne vous parle pas de tout ce que vous m’avez promis dans votre lettre que je trouverai à Nohant près de vous : je ne pense qu’à ce que je perds en ne vous voyant pas ; mais ne me rendez pas encore plus triste en m’annonçant ce retirement sans fin : car en conscience, quand vous aurez passé l’hiver, ce ne sera plus temps de revenir au printemps. Embrassez mon Chopin : entre nous, je le regrette aussi mais ça s’arrête là. Tout le reste je le méprise, excepté toutefois Pauline et Duteil. J’embrasse aussi Duteil et je vais boire un verre de cidre à sa santé. Mais revenez, chère amie. Si vous me voyiez dans mon équipage de bain, ce serait trop drôle. Mais je ne suis pas seul : il y a de petites femmes qui sont ma foi bien jolies à voir sortir de la plaine liquide ; cela me rappelle quelquefois ma brillante jeunesse, qui ressemble à une veilleuse qui tremblote aux premiers rayons du matin, mais je vous assure que tous ces petits pieds nus et que tout ce que cela laisse deviner m’étonne encore de la puissance que l’imagination peut laisser à notre triste machine. Ne m’en voulez pas d’être malheureux, ma chère amie ; je voudrais bien vous voir là au bain près de moi, quitte à vous paraître très laid, ce que je suis pour la vie ainsi que votre bien dévoué ami.

Eugène Delacroix

 


1 Voir lettre du 6 juillet 1841 à George Sand.
2 La décoration de la bibliothèque  du Palais du Luxembourg, commande d’Etat.

Transcription originale

Page 1

Trouville 11 7bre

la date de cette lettre vous dira assez
chère amie tout mon chagrin de ne
pouvoir vous voir comme je m’en etais
flatté jusqu’au dernier moment. Mais
la medecine s’en est melé, m’a pris
aux cheveux et emballé pour ce pays ci
où je ne puis pas dire que je sèche, car j’y
suis toujours dans l’eau ce que je redoutais
beaucoup auparavant et qui m’amuse
beaucoup à présent. Je ne vous en regrette
pas moins : tout ce que vous m’offriez
d’aimable pour me tenter n’est rien en
comparaison du plaisir de vous voir, de
vous voir, à toute heure pour ainsi dire
comme je l’eus il en eut [3 mots interlinéaires] eté si j’avais ete en Berry.
Croyez, bonne amie que ce n’est pas une

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gasconnade qui m’a fait vous promettre
d’aller vous voir. Malgré le séjour de
mon frère à Paris j’avais trouvé le moyen
d’arranger cela : mais je dois dire qu’aumoins
je n’aurai pas été trompé dans les motifs
qui m’ont amené ici. Je ressens parti-
-culierement pour mes yeux un bien
notable des bains de mer. J’étais de plus tombé
dans ce que mon physician appelle atonie
ce qui veut dire vous le comprendrez sans
peine manque de ton non pas de
bon ton s’il vous plaît ; un dandy de ma
force en est toujours suffisamment pourvu et
c’est par là qu’Hyppolite est connu dans la
grèce. Encore si vous aviez eté à peu pres sur
mon chemin pour retourner : mais vous
etes exactement aux antipodes du lieu
que j’habite. Par-dessus le marché le gouvernement
veut bien s’informer de mes progrès : il me demande

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par l’organe de son Mtre de l’Intr. quand
j’aurai fini. à cela je n’ai pas repondu par-
-ce que je n’en scais pas plus que lui à cet égard.
C’est le moyen de se tirer d’affaire sans se compro-
-mettre. Voyez : j’avais remis de jour en jour
à vous répondre tant je trouvais dur d’articuler
mon propre chagrin et de me condamner moi
même. j’avais apporté votre bonne lettre ici
pour vous repondre d’ici et rêver davantage
à ce que je vous dirais : cette lettre elle est là
et je n’ose la relire. Je la relirai après avoir
ecrit, quand ma lettre sera [mot barré illisible] parti et que
le mal sera irreparable. Comment vous ne
reviendrez pas cet hiver ! Chère amie, vous
n’y pensez pas ! vous ne le pouvez pas. vous ne
le devez pas. Si vous manquez d’argent j’en
demanderai à mon gouvernement, je lui promettrai
tout ce qu’il voudra et je vous preterai un
million ou deux de roupies. Je ne vous parle pas
de tout ce que vous m’avez promis dans votre lettre
que je trouverai à Nohant près de vous : je ne pense
qu’à ce que je perds en ne vous voyant pas ; mais
ne me rendez pas encore plus triste en

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m’annoncant ce retirement sans fin :
car en conscience quand vous aurez passé là l’hiver
ce ne sera plus temps de revenir au printemps.
Embrassez mon Chopin : entre nous je le
regrette aussi mais ça s’arrête là. Tout le
reste je le méprise excepté toutes fois Pauline
et Duteil. J’embrasse aussi Duteil et je
vais boire un verre de cidre à sa santé. Mais
revenez chère amie. — Si vous me voyiez
dans mon equipage de bain, ce serait trop drole.
Mais je ne suis pas seul = il y a de petites
femmes qui sont ma foi bien jolies à voir
sortir de la plaine liquide : cela me rapelle
quelquefois ma brillante jeunesse qui ressemble
à une veilleuse qui tremblotte aux premiers
rayons du matin, mais, je vous assure que
tous ces petits pieds nus et que tout ce que cela
laisse deviner m’etonne encore de la puissance que
l’imagination peut laisser à notre triste machine.
Ne m’en voulez pas d’etre malheureux ma chère amie : je
voudrais bien vous voir là au bain près de moi quitte
à vous paraître très laid, ce que je suis pour la vie
ainsi que votre bien devoué ami.

EugDel

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