Lettre à George Sand, 2 août 1847

  • Cote de la lettre ED-IN-1847-AOU-02-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 02 Août 18[47]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 755. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 321-323. Alexandre, 2005, p. 173-174.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 26,8x20,8
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 48
  • Œuvre concernée Corps de garde à Méquinez
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Transcription modernisée

Champrosay, 2 août

Le retard de ma lettre, chère amie, retard que vous ne prendrez pas pour de l’indifférence pour ce que vous souffrez1, vient de ma bêtise à vouloir vous dire assurément si je pourrai aller vous voir ou non. Il vient aussi de la vie décousue que j’ai menée depuis quinze jours, essayant de travailler ici tout en jouissant de la campagne, et revenant aussi de temps en temps à Paris pour faire quelques séances de travail au palais Bourbon. Tout cela n’a abouti qu’à me faire perdre mon temps et par-dessus le marché à me fatiguer, de sorte que je n’ai pas profité de la campagne et que je n’ai rien fait qui vaille comme travail.

Quels tristes détails, et comment en reparler avec vous ? Je sens encore plus combien j’ai eu tort de ne pas vous répondre sur le champ : car je rappelle par ma lettre votre esprit sur de cruels sujets. La vie est si véritablement affreuse pour la plupart du temps, qu’il faut encore s’estimer heureux quand on ne fait que la trouver creuse et inutile. C’est quand d’aussi affreux déchirements viennent la traverser qu’on est tenté de se demander à qui nous sommes servis en pâture, nous et nos tristes cœurs. Végétons donc, fuyons les liens et les affections puisque les uns et les autres amènent presque inévitablement une suite nécessaire de supplices : la mort éteint les uns et nous laisse, pour ce qui nous reste de jours, de cruels regrets ; les passions, la folie brisent les autres ; et le souvenir de ceux-ci est le plus cruel.

Peut-être à cette heure avez-vous repris un peu de calme. Je le désire bien, chère amie. Un peu de travail, la tranquillité de votre retraite opéreront sur votre esprit. Peut-être, pardonnez-moi, tout n’est-il pas brisé. Le temps change tout et l’irrévocable est trop affreux pour notre faiblesse.

Chère amie, je ne pourrai aller vous voir et vous me voyez tout hésitant à vous le dire : car vous avez besoin plus que jamais des distractions qu’on trouve dans une affection sincère. Je suis dans une impasse d’où je ne peux sortir qu’en m’évertuant beaucoup. Je suis sans le sou : c’est une situation trop commune à trop de monde pour qu’elle puisse me rendre intéressant ; mais le hasard me donne à faire, pour la fin septembre, une répétition d’un de mes tableaux2 qui me sera passablement payée. Il la faut dans ce terme et je n’ai que le temps de m’y mettre. J’avais essayé ici ce que je pourrais faire à la campagne et le résultat n’a pas été heureux. Il y a encore quelques petites nécessités et obligations qui me retiennent ici et je vous assure, chère amie, avec un véritable chagrin. Il y a quinze jours, quand j’ai reçu votre lettre, je me flattais encore d’aller respirer votre air pur et de tâcher de suspendre pendant quelques instants vos ennuis. Je quitte tous les miens quand je vois votre clocher, mais ils ne sont rien en comparaison de ceux que j’aurais voulu vous faire oublier quelque peu.

Aimez-moi de même, chère amie. Croyez-moi et comptez sur moi. J’embrasse bien Maurice et vous, et me rappelle avec regret à tout ce qui vous entoure et que vous aimez.

Eugène Delacroix

 

 


1 Delacroix fait ici référence à la brouille de George Sand avec sa fille et son gendre, Auguste Clesinger, qu’elle venait de chasser de Nohant. Sand en fait mention dans une lettre à Delacroix du 29 juillet 1847.
2 Le Corps de garde à Méquinez, 1846, huile sur toile, 96 x 130 m. Wuppertal, Von der Heydt Museum. L’oeuvre avait été exposée au Salon de 1847.

 

Transcription originale

Page 1

Champrosay 2 août

Le retard de ma lettre chere amie,
retard que vous ne prendrez pas pour
de l’indifference pour ce que vous
souffrez vient de ma bêtise à vouloir
vous dire assurement si je pourrais
aller vous voir ou non. Il vient
aussi de la vie décousue que j’ai
menee depuis 15 jours, essayant de
travailler ici tout en jouissant
de la campagne, et revenant aussi
de temps en temps à Paris pour
faire quelques seances de travail
au palais bourbon. tout cela n’a
abouti qu’à me faire perdre mon
temps et par dessus le marché à me
fatiguer, de sorte que je n’ai pas
profité de la campagne et que je
n’ai rien fait qui vaille comme
travail.

Quels tristes details

 

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et comment en reparler avec vous.
Je sens encore plus combien j’ai eu
tort de ne pas vous repondre sur le
champ : car je rappelle par ma lettre
votre esprit sur de cruels sujets. La
vie est si veritablement affreuse
pour la plupart du temps, qu’il faut
encore s’estimer heureux quand on ne
fait que la trouver creuse et inutile.
C’est quand d’aussi affreux déchirements
viennent la traverser qu’on est tenté
de se demander à qui nous sommes
servis en pâture nous et nos tristes
cœurs. Végétons donc, fuyons les
liens et les affections puisque les uns
et les autres amenent presqu’inevi-
-tablement une suite nécessaire de
supplices : La mort eteint les [mot raturé] uns [mot interlinéaire]
et nous laisse pour ce qui nous reste de
jours, de cruels regrets : les passions
la folie brisent les autres : et le souvenir

et comment en reparler avec vous.

Je sens encore plus combien j’ai eu

tort de ne pas vous répondre sur le

champ : car je rappelle par ma lettre

votre esprit sur de cruels sujets. La

vie est si véritablement affreuse

pour la plupart du temps, qu’il faut

encore s’estimer heureux quand on ne

fait que la trouver creuse et inutile.

C’est quand d’aussi affreux déchirements

viennent la traverser qu’on est tenté

de se demander à qui nous sommes

servis en pâture nous et nos tristes

cœurs. Végétons donc, fuyons les

liens et les affections puisque les uns

et les autres amènent presqu’inévi-

-tablement une suite nécessaire de

supplices : La mort éteint les [mot barré illisible] uns [mot interlinéaire]

et nous laisse pour ce qui nous reste de

jours, de cruels regrets : les passions

la folie brisent les autres : et le souvenir

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de ceux ci est le plus cruel.

Peut être à cette heure avez vous repris
un peu de calme. Je le ddsire bien chère
amie. Un peu de travail, la tranquillite
de votre retraite opereront sur votre
esprit. Peut être, pardonnez moi, tout
n’est il pas brisé. le temps change
tout et l’irrévocable est trop affreux
pour notre faiblesse.

Chère amie je ne pourrai aller
vous voir et vous me voyez tout hésitant
à vous le dire : car vous avez besoin plus
que jamais des distractions qu’on trouve
dans une affection sincère. Je suis
dans une impasse d’où je ne peux
sortir qu’en m’evertuant beaucoup.
Je suis sans le sou : C’est une situation
trop commune à trop de monde pour qu’elle
puisse [mot barré illisible] me [mot interlinéaire] rendre interessant : mais le
hasard me donne à faire pour la
fin septembre une repetition d’un de mes
tableaux qui me sera passablement payée.
Il la faut dans ce terme et je n’ai que le

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temps de m’y mettre. J’avais essayé
ici ce que je pourrais faire à la campagne
et le résultat n’a pas eté heureux. Il y
a encore quelques petites nécessités et
obligations qui me retiennent ici et je
vous assure, chère amie, avec un veritable
chagrin. Il y a 15 jours, quand j’ai
reçu votre lettre, je me flattais encore d’aller
respirer votre air pur et de tâcher de
suspendre pendant quelques instants vos
ennuis. Je quitte tous les miens quand
je vois votre clocher, mais ils ne sont
rien en comparaison de ceux que j’aurais
voulu vous faire oublier quelque peu.

Aimez moi de même, chère amie.
Croyez moi et comptez sur moi. J’embrasse
bien Maurice et vous et me rappelle
avec regret à tout ce qui vous entoure
et que vous aimez.

EugDelacroix

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