Lettre à George Sand, mars 1848

  • Cote de la lettre ED-IN-1848-MAR-XX-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date [XX] [Mars] 18[48]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 756. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 342-344. Alexandre, 2005, p. 174-175.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,7x27,2
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 50
  • Œuvre concernée Christ au tombeau
    Comédiens ou bouffons arabes
    Lion dans son antre
    Lion dévorant une chèvre
    Mort de Lara
    Mort de Valentin
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Transcription modernisée

Chère amie, chère amie, que de choses en peu de jours ! J’ai mis plus de temps à répondre à la meilleure, à la plus affectueuse lettre que l’on en a mis ici à renverser un gouvernement1. Que je ne vous aie pas écrit depuis huit jours, cela n’a rien d’étonnant ; mais avant, et malgré le plaisir que m’a fait votre cher souvenir, j’ai remis pour des raisons difficiles à dire : j’étais accablé par la tâche de faire des tableaux2 où il y avait véritablement trop à faire et j’étais obligé de le faire sous l’impression de deux événements, de deux chagrins de ma petite existence qui m’ont tenu en échec et attristé tout le temps que je mettais à ma besogne ingrate, car il est toujours ennuyeux de finir. Vous avez dû éprouver de cruels chagrins et si quelques-uns de vos amis vous ont un peu manqué, je suis de ceux que votre tristesse a occupés douloureusement. Ces blessures-là peuvent-elles se cicatriser? Je crains pour vous, pauvre amie, qu’elles ne saignent encore longtemps. Votre fille n’est pas faite, à ce qu’il paraît, du même limon que le reste de l’humanité : c’est ce qui a sans doute empêché votre réconciliation quand vous vous êtes revues3 : de la fierté alors et vis-à-vis d’une mère, voilà ce que je ne puis concevoir. Pour Maurice, il est radieux. Il sort d’ici, il est comme s’il était ivre : je ne le croyais pas capable de ce degré d’exaltation ; il a de plus fait provision dans sa mémoire de sujets de tableaux qui occuperont sans doute sa vie entière : car s’il a pu se passionner pour des figures de soldats qu’il n’a jamais vus, les vrais acteurs qu’il a eus sous les yeux lui ouvrent une carrière toute neuve4. Bon, voici qu’on m’interrompt encore ! Chère amie, je reprends ma lettre deux jours après l’avoir commencée. Je suis accablé de fatigue et n’ai rien fait. J’ai eu ici presque continuellement une procession d’allants et de venants et, au milieu de tout cela, peu d’instants pour être à moi-même. Je reviens à vous, bonne amie. Vous aurez été sans doute dans le dernier étonnement d’événements qui ont tout maîtrisé et dépassé tous les calculs possibles. Nous avons véritablement vécu cinquante ans en quelques jours : les jeunes gens sont devenus des hommes et je crains que bien des hommes ne deviennent promptement bien caducs. Ainsi le veut le grand dispensateur, qui ne change rien cependant à l’ordre des saisons et qui ne permet pas au plus petit bouton de s’ouvrir avant l’heure marquée. Je voudrais bien voir arriver le moment où nous pourrons causer de tout cela avec un peu de tranquillité. J’avais pensé d’abord que vous pourriez être tentée de venir ici : Maurice m’a dit que vous n’en aviez pas la pensée. Je préférerais pour mon compte vous voir à Nohant, ce que je ne manquerai pas de faire aux beaux jours si vous y restez vous-même. J’ai été fort chagrin, fort ennuyé depuis quelque temps ; mon humeur s’en est beaucoup ressentie ; c’est ce qui fait que les événements ont eu peut-être moins de prise sur moi. Tout se rassoit et semble se refermer dans de justes bornes. J’espère que les provinces feront comme nous. Les muses, chère amie, sont, quoi qu’on en dise, amies de la paix : l’excitation de l’esprit fait remuer le pinceau et toucher de travers. Adieux chère amie, je vous embrasse bien tendrement. Un mot quand vous aurez le temps et que vous serez revenue de tout ceci : adieux, chère.

Eugène Delacroix



1 Delacroix fait référence aux journées révolutionnaires qui, du 22 au 24 février 1848, conduisent à la chute de la monarchie de Juillet et à la proclamation de la IIe République.
2 Delacroix exposa six tableaux au Salon de 1848 : Le Christ au tombeau (1848, huile sur toile. Boston, Musm of Fine Arts), Mort de Valentin (1847, huile sur toile. Brême, Kunsthalle), Mort de Lara (1848, huile sur toile. coll. part.),  Comédiens ou bouffons arabes (1848, huile sur toile. Tours, musée des Beaux-Arts), Le lion dans son antre (1847, huile sur toile. Oslo, Nasjonalgalleriet), Lion dévorant une chèvre (non localisée).
3 George Sand s’était brouillée avec sa fille Solange après son mariage en 1847 avec le sculpteur Auguste Clesinger.
4 Maurice Sand exposa pour la première fois au Salon en 1848. Ouvert le 15 mars, on pouvait y voir quatre de ses oeuvres : Vendée (huile sur toile) ; Pièce de canon embourbée (huile sur toile) ; Le seigneur Cassandre et son valet Pierrot (huile sur toile) ; Six types de l’ancien théâtre de la Foire (aquarelle).

Transcription originale

Page 1

Chere amie, chere amie – que de
choses en peu de jours ! j’ai mis plus
de temps à repondre à la meilleure, à la
plus affectueuse lettre que l’on n’en a mis
ici à renverser un gouvernement. Que
je ne vous aie pas ecrit depuis huit
jours cela n’a rien d’étonnant : mais
avant et malgré le plaisir que m’a fait
votre cher souvenir j’ai remis pour
des raisons difficiles à dire : j’etais
accablé par la tâche de faire des tableaux
où il y avait veritablement trop à
faire et j’étais obligé de le faire sous
l’impression de deux evenements, de
deux chagrins de ma petite existence
qui m’ont tenu en echec et attristé tout
le temps que je mettais à ma besogne
ingrate, car il est toujours ennuyeux de

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de finir. Vous avez du éprouver de
cruels chagrins et si quelques uns de
vos amis vous ont un peu manqué, je
suis de ceux que votre tristesse a
occupés douloureusement. Ces blessures
là peuvent elles se cicatriser. je crains
pour vous, pauvre amie, qu’elles ne
saignent encore longtemps. Votre
fille n’est pas faite à ce qu’il parait du
même limon que le reste des humains :
c’est ce qui a sans doute empeché votre
réconciliation quand vous vous êtes
revus : de la fierté alors et vis à vis
d’une mère voila ce que je ne puis
concevoir. Pour Maurice, il est radieux.
Il sort d’ici, il est comme s’il etait
ivre : je ne le croyais pas capable de
ce degré d’exaltation : il a de plus fait
provision dans sa mémoire de sujets
de tableaux qui occuperont sans doute
sa vie entiere : car s’il a pu se passionner

de finir. Vous avez du éprouver de

cruels chagrins et si quelques uns de

vos amis vous ont un peu manqué, je

suis de ceux que votre tristesse a

occupés douloureusement. Ces blessures

là peuvent elles se cicatriser. je crains

pour vous, pauvre amie, qu’elles ne

saignent encore longtemps. Votre

fille n’est pas faite à ce qu’il parait du

même limon que le reste de l’humanité :

c’est ce qui a sans doute empeché votre

réconciliation quand vous vous êtes

revus : de la fierté alors et vis-à-vis

d’une mère voila ce que je ne puis

concevoir. Pour Maurice, il est radieux.

Il sort d’ici, il est comme s’il était

ivre : je ne le croyais pas capable de

ce degré d’exaltation : il a de plus fait

provision dans sa mémoire de sujets

de tableaux qui occuperont sans doute

sa vie entière : car s’il a pu se passionner

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pour des figures de soldats qu’il n’a
jamais vues, les vrais acteurs qu’il a eus
sous les yeux lui ouvrent une carrière
toute neuve. Bon voici qu’on m’interrompt
encore. – chère amie, je reprends ma lettre
deux jours après l’avoir commencée. Je
suis accablé de fatigue et n’ai rien
fait. J’ai eu ici presque continuellement
une procession d’allans et de venans et
au milieu de tout cela peu d’instans
pour être à moi même. Je reviens à vous
bonne amie. Vous aurez été sans doute
dans le dernier etonnement d’evenements
qui ont tout maitrisé et depassé tous les
calculs possibles. Nous avons veritablement
vecu cinquante ans en quelques jours :
les jeunes gens sont devenus des hommes
et je crains que bien des hommes ne deviennent
promptement bien caducs. Ainsi le veut
le grand dispensateur qui ne change rien
cependant à l’ordre des saisons et qui ne
permet pas au plus petit bouton de s’ouvrir
avant l’heure marquée. Je voudrais bien

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voir arriver le moment où nous pourrons
causer de tout cela avec un peu de
tranquillité : J’avais pensé d’abord que
vous pourriez être tentée de venir ici : Mau
m’a dit que vous n’en aviez pas la pensée.
je prefererais pour mon compte vous voir
à Nohant ce que je ne manquerai pas de
faire aux beaux jours si vous y restez
vous même. J’ai eté fort chagrin, fort
ennuyé depuis quelque temps : mon
humeur s’en est beaucoup ressentie : c’est
ce qui fait que les evenements ont eu
peut être moins de prise sur moi : Tout se
rassoit et semble se refermer dans de
justes bornes. J’espere que les provinces feront
comme nous. Les muses chère amie sont
quoi qu’on en dise, amies de la paix : l’excitation
de l’esprit fait remuer le pinceau et touche
de travers. adieu chère amie, je vous
embrasse bien tendrement. Un mot quand
vous aurez le temps et que vous serez revenu
de tout ceci : adieu chère.

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