Lettre à George Sand, 5 juillet 1842

  • Cote de la lettre ED-IN-1842-JUIL-05-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date [05] [Juillet] 18[42]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 1er août 1930
    , p. 600. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 113-115. Alexandre, 2005, p. 126-127.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 21x27,2
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe non Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 30
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Transcription modernisée

Paris, mardi1

Quel changement, chère amie. Que ce Paris est affreux, vous n’avez pas idée de la chaleur et de la poussière qu’on respire ici, mais la tristesse donc ! C’est bien pis encore que tout cela. Il m’a pris depuis que je suis arrivé un accès de tristesse dont je ne puis pas sortir et qui me reprendra toutes les fois que je penserai à Nohant ; et vous ne direz pas que c’est l’effet de l’inconstance naturelle de l’homme, qui n’est point content de son état présent et qui s’embellit en idée le souvenir de celui qui n’est plus. Vous rappelez-vous comment j’appréhendais de me retrouver au milieu de mes ennuis ? Ils sont bien réels et tout les accroît ; la chaleur insupportable de mon atelier, l’ennui du voyage le plus fatigant au milieu de circonstances plus ou moins comiques, qui en font une odyssée bourgeoise que je vous conterai plus tard, mais par-dessus tout le souvenir de ce charmant Berry où j’ai trouvé tant d’amitié, tant de bonté. Je m’en vais malgré les inconvénients de la chaleur me plonger à en crever dans le travail. C’est le seul remède pour tuer l’ennui qui s’empare de moi. Je vous vois toujours devant mes yeux, vous et les vôtres, à chaque heure du jour je vous suis : je vous vois à table, dans le jardin : je me vois moi-même dans ce cher petit cabinet si frais, si retiré, où je pensais de si loin à tout ce qui m’accable ici ; mais je n’en finirais pas de vous dire mes regrets… Vous reviendrez mais je vous verrai de loin en loin : ce ne sera plus ce charme de tous les jours : et mes tête-à-tête avec Chopin, où les retrouverai-je2 ? Je vous écris mais je ne vous vois point et je m’étais habitué à vous voir. Parlez-moi longuement de vous et de ces chers amis. J’ai vu hier quelqu’un qui s’est beaucoup soulagé de maux de tête nerveux en mêlant de l’éther dans de l’eau fraîche. Ne mettez pas l’éther seul, l’eau seule ne suffit pas non plus, mais tous les deux ensemble. C’est une recette d’un très fameux médecin. Voilà que je n’ai pu vous écrire cette pauvre lettre sans être interrompu : recommencer l’histoire de mes regrets serait insipide et insuffisant pour les exprimer. Soignez-vous donc, soignez Chopin. Peut-être va-t-il travailler à présent que je ne l’interromps plus autant : je suis sûr qu’il a plusieurs fois négligé son travail pour me tenir compagnie. Dites-lui que j’ai fait sa commission pour son monsieur de la place Vendôme, et le tout en bonne forme.

Ah Dieu, voilà de la pluie ! Je respire un peu dans ma fournaise… Il me vient un souvenir d’une chose que je vous prie de vouloir bien éclaircir auprès de M. Rollinat. Vous savez qu’il a eu l’extrême bonté de se trouver le matin à l’auberge pour assister à mon départ. J’ai tout à fait oublié de lui demander s’il avait donné des arrhes à la diligence pour la place qu’il avait retenue à mon intention. Faites cela, s’il vous plaît : vous aurez la bonté de lui en tenir compte s’il a déboursé quelque chose et je vous le rendrai à Paris. Je me rappelle à Solange et à Maurice et les embrasse tous deux, aussi à M. Hyppolite, mon professeur de billard après vous. Je vois encore d’ici les grands coups de queue et j’en frémis encore. Peut-être, au moment où vous lisez ceci, est-il là autour du billard près de vous : faites-lui donc tout de suite mes amitiés. Je vous embrasse tendrement, chère amie ; quelques mots de vous de temps en temps : ce sera un parfum d’un autre monde au milieu de cet enfer, où je vous désire pourtant ; mais où, par amour pour vous, je voudrais vous voir le plus tard possible. Adieu encore et mille chers souvenirs.

 


1 Eugène Delacroix rentrait de son premier séjour chez George Sand à Nohant.
Selon Françoise Alexandre, Delacroix quitte Nohant le 2 juillet 1842 – cette lettre ne peut donc dater de fin juin 1842 comme l’envisage Joubin (t. II, p. 113) –
et pense pouvoir dater cette lettre du 6 juillet 1842 (Alexandre, 2005, p. 242, n. 2 de la page 126). Or la lettre étant écrite un mardi, il ne peut s’agir du 6 juillet qui est un mercredi. Il s’agit donc sans doute du mardi 5 juillet.
2 Dans une lettre du 22 juin 1842, Delacroix écrit depuis Nohant à son ami Pierret : "...J’ai des tête-à-tête à perte de vue avec Chopin, que j’aime beaucoup...c’est le plus vrai artiste que j’aie rencontré. Il est de ceux en petit nombre qu’on peut admirer et estimer".

Transcription originale

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Paris mardi

Quel changement chère amie : que ce
Paris est affreux : vous n’avez pas d’idée de la
chaleur et de la poussière qu’on respire ici, mais
la tristesse donc ! C’est bien pis encore que
tout cela. – Il m’a pris depuis que je suis
arrivé un accès de tristesse dont je ne suis
pas sorti et qui me reprendra toutes les foiz
que je penserai à Nohant ; et vous ne direz
pas que c’est un effet de l’inconstance naturelle
de l’homme qui n’est point content de son
état présent et qui s’embellit en idée le
souvenir de celui qui n’est plus. Vous vous
rapellez comme j’apprehendais de me retrouver
au milieu de mes ennuis : ils sont bien réels
et tout les accroit : la chaleur insupportable
de mon atelier, l’ennui du voyage le plus fatigant
au milieu de circonstances plus ou moins
comiques qui en font un odyssée bourgeois
que je vous conterai plus tard. mais, par-dessus

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tout le souvenir de ce charmant Berry où
j’ai trouvé tant d’amitié tant de bonté.
/ je m’en vais malgré les inconvants de
la chaleur me plonger à en crever dans le
travail. C’est le seul remède pour tuer
l’ennui qui s’empare de moi. Je vous vois
toujours devant mes yeux vous et les votres.
a chaque heure du jour je vous suis : je vous
vois à table, dans le jardin : je me vois
moi même dans ce cher petit cabinet si
frais, si retiré où je pensais de si loin
à tout ce qui m’accable ici [mots barrés illisibles]
[un mot barré illisible] mais je n’en finirais pas de
vous dire mes regrets….. vous reviendrez
mais je vous verrai de loin en loin : ce
ne sera plus ce charme de tous les jours : et
mes tête a tête avec Chopin, où les retrou-
-verai je ? / je vous écris mais je ne vous vois
point et je m’etais habitué a vous voir. Parlez
moi longuement de vous et de ces chers amis.
j’ai vu hier quelqu’un qui s’est beaucoup

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soulagé [petit mot illisible] maux de tête nerveux en melant
de l’ether dans de l’eau fraiche. Ne mettez
pas l’éther seul : l’eau seule ne suffit pas non
plus : mais tous les deux ensemble. C’est une
recette d’un très fameux médecin // Voila que
je n’ai pu vous écrire cette pauvre lettre sans
être interrompu et tout le fil de mes idées
est interrompu: recommencer l’histoire
de mes regrets serait insipide et insuffisant
pour les exprimer. Soignez vous donc, soignez
Chopin : Peut etre va t’il travailler à present
que je ne l’interrompt plus autant : je suis
sûr qu’il a plusieurs fois négligé son travail
pour me tenir compagnie.– dites lui
que j’ai fait sa commission pour son Mr. de
la place Vendôme et le tout en bonne forme.
– Ah Dieu voila de la pluie ! je respire un
peu dans ma fournaise. – il me vient
un souvenir d’une chose que je vous prie de
vouloir bien éclaircir auprès de Mr. Rollinat.
[5 mots barrés] Vous savez qu’il a eu
l’extreme bonté de se trouver le matin à l’auberge

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pour assister à mon départ. J’ai tout a fait
oublié de lui demander s’il avait donné
des arrhes à la diligence pour la place qu’il
avait retenue à mon intention. faites
cela s’il vous plait : vous auriez la bonté de
de lui en tenir compte s’il a deboursé quelque
chose et je vous le rendrais à Paris. Je me
rappelle à Solange et à Maurice et les embrasse
tous deux : aussi à Mr. Hyppolite mon
professeur de billard après vous. Je vois encore
d’ici les grands coups de queue et j’en fremis
encore. Peut être au moment où vous lisez ceci
est il là autour du billard près de vous : faites lui
donc tout de suite mes amitiés. Je vous embrasse
tendremt chère amie : quelques mots de vous
de temps en temps : ce sera un parfum d’un
autre monde au milieu de cet enfer, où
je vous désire pourtant ; mais où par amour
pour vous je voudrais vous voir le plus tard
possible. Adieuu encore et mille chers souvenirs.

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