Lettre à George Sand, 3 janvier 1850

  • Cote de la lettre ED-IN-1850-JAN-03-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 03 Janvier 1850
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Alexandre, 2005, p. 178.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,8x26,8
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 53
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Transcription modernisée

Ce 3 janvier 1850

Chère amie, j’ai vu votre charmant Champi1 : cela m’a tout rafraîchi, non pas au physique, car la salle est toujours tellement pleine que, malgré la protection de Bocage, j’ai eu de la peine à me placer : si vous y venez à 8 heures, vous resterez à la porte ! Il serait bien doux pour un auteur de gagner un rhume à attendre son tour de voir la pièce ! Cela tranche tellement avec toutes les invitations à la mode que cela expliquerait la passion avec laquelle on y va, quand ce ne serait pas un grand effort du talent ; car faire parler pendant trois heures Berrichon sur les planches accoutumées aux pointes et aux phrasés, et cela sans montrer l’affectation une minute, c’est un tour de force dont je ne vous croyais pas vous-même capable. Votre Madeleine est adorable et Jean Bonin de même sauf… (voilà le sacré « mais »), sauf… (toujours pour moi qui ne crois pas à la vertu), sauf que je trouve qu’il tourne un peu brusquement à l’honnêteté, ce qui est en général peu paysan et encore moins humain. Si j’osais, j’en dirais autant de la petite Mariette2 qui prend son parti un peu trop facilement. Vous voulez bien que je vous donne mes impressions, lesquelles pourront vous paraître l’effet de la misanthropie ; mais vous n’oublierez pas, chère amie, que nos âmes, qui ont tant de points de contact que je bénis, sont tout à fait séparées au sujet du péché originel, auquel je crois sans la moindre plaisanterie : je ne vois que ce moyen d’expliquer la nature humaine ; c’est cette distinction entre nos jugements divers qui me sépare encore plus de votre Rousseau, qui dit que l’homme est né bon. Lui, je ne l’aime pas et vous, je vous aime. Je vous ai revue avec un vif plaisir de cœur, que je suis sûr que je ressentirai toutes les fois que nous nous reverrons.

Vous m’avez demandé de vous dire le résultat de ma candidature, j’ai eu 7 voix sur 373. Ne riez pas : la campagne a été excellente, cela promet merveilles pour l’avenir, à ce que disent mes amis, car j’en ai là quelques-uns : il paraît que c’était le plus difficile à gagner.

Adieux chère : je n’ai pas encore essayé de votre régime : le jour de l’an, mes fatigues m’ont empêché de mener une vie chrétienne. Suivez-le donc quant à vous, puisqu’il vous conserve, et recevez mille adieux et mille tendresses de cœur.

Eugène Delacroix

 


1 François le Champi. Pièce de George Sand jouée au théâtre de l’Odéon depuis le 25 novembre 1849.
2 Madeleine, Jean, Mariette : personnages de François le Champi.
3 Delacroix avait candidaté à l’entrée à l’Institut à la fin de l’année 1849. Il n’y entrera qu’en 1857, après sept tentatives infructueuses.

 

 

Transcription originale

Page 1

Ce 3 janvier 1850

Chere amie, j’ai vu votre char-
-mant champi : cela m’a tout
rafraichi, non pas au physique,
car la salle est toujours tellement
pleine, que malgré la protection de
Bocage, j’ai eu de la peine à me
placer : si vous y venez à 8h.
vous resteriez à la porte : [mot raturé] Il
serait bien doux pour un auteur
de gagner un rhume à attendre
son tour de voir sa pièce. Cela
tranche tellement avec toutes les
invitations à la mode que cela expli-
-querait la passion avec laquelle on
y va, quand ce ne serait pas un
grand effort du talent : car faire

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parler pendant trois heures
Berichon sur les planches accou-
-tumées aux pointes et aux phrases
et cela sans montrer l’affectation
une minute c’est un tour de
force dont je ne vous croyais pas
vous même capable. Votre Madeleine
est adorable et Jean Bonin de
même sauf… (voila le sacré mais)
sauf… (toujours pour moi qui ne
crois pas à la vertu) sauf que je
trouve qu’il tourne un peu brusque-
-ment à l’honneteté, ce qui est en
general peu paysan et encore moins
humain. Si j’osais j’en dirais autant
de la petite Mariette qui prend son
parti un peu trop facilement. Vous

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voulez bien que je vous donne
mes impressions, lesquelles pourront
vous paraitre l’effet de la misan-
-thropie : mais vous n’oublierez pas
chère amie, que nos âmes qui
ont tant de point de contact
que je bénis, sont tout a fait
séparées au sujet du peché
originel auquel je crois sans
la moindre plaisanterie : je ne vois
que ce moyen d’expliquer la nature
humaine : c’est cette distinction
entre nos [mot interlinéaire] [mots raturés] jugemens divers
qui me sépare encore plus de
votre Rousseau qui dit que l’homme
est né bon. Lui, je ne l’aime pas
et vous je vous aime. Je vous ai
revue avec un vif plaisir de

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cœur que je suis sur que je
ressentirai toutes les fois que nous
nous reverrons.

Vous m’avez demandé de vous
dire le résultat de ma candidature
j’ai eu 7 voix sur 37. ne riez
pas : la campagne a eté excellente
cela promet merveilles pour l’avenir
à ce que disent mes amis : car
j’en ai là quelques uns : il parait
que c’était le plus difficile à gagner.

Adieux chère : je n’ai pas encore
essayé de votre régime : le jour de
l’an, mes fatigues m’ont empeché
de mener une vie chrétienne. Sui-
-vez le donc quant à vous puisqu’il
vous conserve et recevez mille voeux
et mille tendresses de cœur.

EugDelacroix

 

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