Lettre à George Sand, 15 novembre 1843

  • Cote de la lettre ED-IN-1843-NOV-15-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 15 Novembre 18[43]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 1er septembre 1930, p. 710. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 153-156. Alexandre, 2005, p. 142-144.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 19,1x25,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 37
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Transcription modernisée

15 novembre, Saint-Eugène

Chère tendre et bonne amie, vous êtes bienheureuse que je ne vous aie pas répondu tout de suite, vous auriez eu un volume d’absurdes tendresses et je ne trouvais pas de papier assez grand pour vous les dire. Je crains toujours d’être un peu bête dans mes premiers mouvements de tendresse et d’en dire trop ou trop peu, surtout avec vous que j’aime d’une manière tout à fait originale. Il n’y a rien qui fasse dire plus de bêtises que ces passions-là, aussi je m’applaudis d’avoir supprimé mes tirades. Au fait, votre lettre m’a fait un bien grand plaisir. Elle m’a trouvé dans un genre de vie aussi à part que mon amitié pour vous. Mon gros rhume est guéri mais j’ai toujours de la fatigue en parlant. Donc je m’abstiens et ne vois personne. Je vis comme un prisonnier. Le jour, je sors pour faire de l’exercice quand il fait beau ou pour travailler. Le soir, je reste chez moi et on respecte ma taciturnité. La solitude est loin de me peser autant que la pluie froide des banalités qui vous accueillent dans tout salon et qui vous font maudire en sortant le temps que vous y avez perdu. Comme c’est mon imagination qui peuple ma solitude, je choisis la compagnie. Vous êtes souvent là, chère, je vous évoque devant moi ainsi que le bien petit nombre d’êtres que j’aime encore, car hélas ! j’ai plus d’amis sous terre que dessus. C’est ce qui arrive à ceux qui sont trop longtemps de ce monde.

Vous avez eu, ou bien c’est le hasard (mais il n’y a pas de hasard selon votre école), vous avez eu la bonne pensée de m’envoyer les deux premiers volumes de La Comtesse de Rudolstadt1, j’en suis ravi. C’est clair, c’est pur, c’est intéressant mais comme c’est français ! En voilà du français comme on n’en parle plus que sous terre, si les grands morts peuvent encore s’entretenir ; c’est celui de J.-J., de Voltaire (votre ennemi) et de tous les autres comme nous n’en avons plus, excepté vous. Vous êtes la gardienne de ce feu sacré. Il faut voir les meilleurs parmi les vivants pour voir la différence.

À propos de Cagliostro2, je fais au coin de mon feu de grandes réflexions sur la vie antérieure. Quand le soir, fatigué et tout bâillant, je me jette dans les bras de mon lit, ce dernier ami, ce refuge, je m’endors et j’entre alors dans ma vie antérieure. Je suppose qu’alors le corps se repose et que c’est l’âme qui se promène. Imaginez que ma chienne d’âme est trois fois sur cinq avec vous et, toute âme qu’elle est, se conduit de la manière la plus inconvenante. Est-ce que cela n’indique pas ou que le système n’a pas le sens commun, ou que je vous fréquentais autrefois plus assidûment que je ne fais dans cette dernière et périssable transformation en peintre, que je subis en ce moment ? J’étais peut-être sultan et vous vous appeliez peut-être Zuleika, ou Zétusbé, Gromufila3 peut-être ! Voyez ce qu’engendre la solitude, d’abord des lettres d’une longueur assommante et qui vous fatigueront les yeux, puis les rêves les plus fous.

Vous plantez, vous semez d’heureuses fleurs. Plus heureux si je les vois près de vous, comme je le désire tant. Vous avez l’infamie de me dire que, si je n’étais si occupé, vous m’auriez dit d’aller passer quelques restes d’automne avec vous. Automne ou printemps, vous mériteriez bien que je vous prisse au mot et je le ferais par Hercule (qui n’est pas mon patron) si… Pensez là-dessus ce que vous voudrez, au fait je m’en moque, je vous embrasse et vous dis adieux là-dessus… Mais non, j’ai à vous parler de Fanchette4. Bonne action et vigoureuse prose. Votre cœur et votre verve sont intarissables. J’ai aussi à vous remercier d’avoir allongé le ravissant bonnet5. Vous pensez à tout et votre bonté s’étend à tout. Et la pensée donc, je l’admire et l’aime. Vous vous souvenez de l’apophtegme : les grandes pensées viennent du cœur. Je l’entends donc ainsi et mon cœur vous en remercie et vous renvoie toute l’amitié et tendresse dont il est et sera toujours plein pour vous, chère amie que j’embrasse de nouveau.

Eugène Delacroix

Mille tendresses à Papet. Je suis son régime le plus que je peux, et mille respects à Mlle Solange.

 


1 Parallèlement à l’édition par livraisons dans La Revue indépendante (1843-1844), La comtesse de Rudolstadt, roman de George Sand, prenant la suite de Consuelo, paraît en 1844 à Paris, chez L. de Potter en 5 vol.
2
Personnage apparaissant dans l’oeuvre de George Sand, intervenant dans un épisode du roman La comtesse de Rudolstadt.
3 Personnages orientaux dans des poèmes de lord Byron : Zuleika intervient dans La Fiancée d’Abydos (1813) ; Zétusbé, sans doute Zétulbé du Calife de Bagdad, opéra comique (1800). Identification non trouvée pour le 3e personnage (voir Alexandre, 2005, n. 6, p. 250-251).
4
Référence à Fanchette, lettre de Blaise Bonnin à Claude Germain, parut dans La Revue indépendante, livraisons des 25 octobre et 25 novembre 1843, sous forme de plaquette vendue an bénéfice de Fanchette, une pauvre idiote enfermée dans un asile pour laquelle George Sand s’était mobilisée (Joubin, t. II, n. 2, p. 155 et Alexandre, 2005, n. 1, p. 251).
5 Un bonnet brodé pour Delacroix. Il a figuré à l’exposition du centenaire de la Revue des Deux Mondes. A appartenu à M. Brumauld des Houlières, de La Rochelle (Joubin, t. II, n. 3, p. 155).

Transcription originale

Page 1

15 9b St Eugène

Chère tendre et bonne amie vous êtes
bienheureuse que je ne vous aie pas repondu tout
de suite vous auriez eu un volume d’absurdes
tendresses et je ne trouvais pas de papier assez
grand pour vous les dire. Je crains toujours
d’etre un peu bête dans mes premiers
mouvements de tendresse et d’en dire
trop ou trop peu surtout avec vous que
j’aime d’une manière tout a fait originale.
Il n’y a rien qui fasse dire plus de betises que
ces passions là aussi je m’applaudis d’avoir
supprimé mes tirades. Au fait votre lettre
m’a fait un bien grand plaisir. elle m’a trouvé
dans un genre de vie aussi à part que mon
amitié pour vous. Mon gros Rhume est
gueri mais j’ai toujours de la fatigue en
parlant. donc je m’abstiens et ne vois
personne. Je vis comme un prisonnier. Le
jour je sors pour faire de l’exercice quand il
fait beau ou pour travailler. Le soir je reste
chez moi et on respecte ma taciturnité : La

Page 2

solitude est loin de me peser autant que
la pluie froide des banalités qui vous accueille
dans tout salon et qui vous font maudire
en sortant le temps que vous y avez perdu.
Comme c’est mon imagination qui peuple
ma solitude, je choisis la compagnie. Vous
etes souvent là chère, je vous evoque devant
moi ainsi que le bien petit nombre d’etres que
j’aime encore, car helas j’ai plus d’amis
sous terre que dessus ; c’est ce qui arrive à ceux
qui sont trop longtemps de ce monde. – Vous avez
eu, ou bien c’est le hazard (mais il n’y a pas de
hazard selon votre école) vous avez eu la bonne
pensée de m’envoyer les 2 1ers vol. de la
Comtesse de Rudolstadt. j’en suis ravi. C’est
clair, c’est pur, c’est intéressant mais comme
c’est francais ! en voila du français comme
on n’en parle plus que sous terre si les grands morts
peuvent encore s’entretenir ; c’est celui de J.J. de
voltaire (votre ennemi) et de tous les autres comme
nous n’en avons plus excepté vous. Vous etes la
gardienne de ce feu sacré : il faut voir les meilleurs
parmi les vivants pour voir la difference. – à propos

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de Cagliostro, je fais au coin de mon feu de
grandes reflexions sur la vie anterieure.
Quand le soir fatigué et tout baillant je me
jette dans les bras de mon lit, ce dernier
ami, ce refuge, je m’endors et j’entre alors
dans ma vie anterieure. Je suppose qu’alors
le corps se repose et que c’est l’ame qui se
promène. Imaginez que ma chienne
d’ame est trois fois sur cinq avec vous et
toute ame qu’elle est, se conduit de la
manière la plus inconvenante. Est ce que
cela n’indique pas ou que le système n’a pas
le sens commun, ou que je vous frequentais
autrefois plus assidument que je ne fais dans
cette derniere et perissable transformation
en peintre que je subis en ce moment. j’etais
peut être sultan et vous vous appelliez peut
etre Zuleika, ou Zetusbé, Gromufila,
peut etre !. Voyez ce qu’engendre la solitude
d’abord des lettres d’une longueur assommante et
qui vous fatigueront les yeux, puis les rêves les
plus fous — vous plantez, vous semez d’heureuses
fleurs. Plus heureux si je les vois près de vous

Page 4

comme je le desire tant. vous avez
l’infamie de me dire que si je n’etais si
occupe vous m’auriez dit d’aller passer
quelques restes d’automne avec vous.
Automne ou printemps vous meriteriez
bien que je vous prisse au mot et je le ferais
par Hercule (qui n’est pas mon patron) si
… Pensez la-dessus ce que vous voudrez. au fait
je m’en moque, je vous embrasse et vous dis
adieu la dessus... mais non, j’ai à vous parler
de Fanchette. bonne action et vigoureuse prose
[1 mot barré illisible] votre cœur et votre verve sont intarissables
– j’ai aussi à vous remercier d’avoir allongé le
ravissant bonnet. Vous pensez a tout et votre
bonté s’étend à tout.. Et la pensée donc !
je l’admire et l’aime. Vous vous souvenez de
l’apophtegme : les grandes pensées viennent
du cœur. je l’entends donc ainsi et mon coeur
vous en remercie et vous renvoie toute l’amitié
et tendresse, dont il est et sera toujours plein
pour vous chère amie que j’embrasse de nouveau

EugDcroix

mille tendresses à Papet. Je suis son regime – le plus que
je peux et mille respects à Mademoiselle Solange

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