Lettre à George Sand, 4 septembre 1851

  • Cote de la lettre ED-IN-1851-SEPT-04-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 04 Septembre 18[51]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. III, p. 79-81. Alexandre, p. 183-184.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,6x26,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 56
  • Œuvre concernée Apollon vainqueur du serpent Python
Agrandir la page 1
Agrandir la page 2
Agrandir la page 3
Agrandir la page 4

Transcription modernisée

Dieppe, 4 septembre

Chère amie, c’est un infidèle qui vous écrit de si loin et qui doit bien vous étonner par les nouvelles qu’il vous donne de lui. Je comptais vous en porter moi-même en vous embrassant par-dessus le marché et me voici ici depuis huit jours, prenant des bains de mer dont je ne sais encore quelle sera la réussite1. Voici ce qui a dérangé tous mes calculs et il faut que vous me pardonniez la trahison que je suis forcé de vous faire, quand vous saurez qu’à la fin de mon terrible et vraiment gigantesque travail, conduit jusqu’à la fin sans cesser un seul instant d’avoir le nez dessus mais non sans une fatigue égale à sa taille, j’ai été pris de toutes sortes d’accidents auxquels un petit médecin gascon que j’ai m’a ordonné péremptoirement d’opposer des bains de mer, comme tonique, sudorifique, apoplectique, homoplastique, etc. Je ne pourrai même pas m’en donner tout mon soûl, attendu que je dois revenir à Paris avant la fin du mois pour présider à l’application de mon tableau au plafond du Louvre et pour ensuite le retoucher sur place2 : car vous saurez, chère amie, que le temps que je m’étais fait une si véritable joie de passer avec vous est celui qui devait s’écouler entre la fin de mon tableau et sa complète dessiccation, chose très importante pour l’opération de l’application. Soyez assez bonne pour m’écrire un tout petit mot à « Dieppe poste restante » pour me dire que vous me pardonnez comme à une victime « de l’art ». C’est ce terrible « l’art » qui est la cause de toutes nos souffrances, sans compter les envieux et les mauvais gueux dont l’œil louche d’avance en attendant nos tristes œuvres. Heureusement que nous les faisons un peu pour nous, fort peu pour la postérité que je n’ai pas l’honneur de connaître, mais pour nous aider surtout à oublier un peu nos chagrins. Il est difficile de se figurer, quand on n’a pas passé par là, ce que c’est que l’espèce de travail que m’a demandé cette machine à cause, indépendamment de sa dimension inusitée, de l’état de perplexité où j’étais tenu sans cesse à cause de la nécessité de n’en voir qu’une partie à la fois3. De là un certain état de langueur, défaut de circulation, abattement singulier qui m’a un instant inquiété.

Je vous renouvelle donc mon regret, chère amie, regret point banal comme le véritable attachement que j’ai pour vous et comme j’en ai si peu grâce au relâchement que les années apportent à tous les liens du monde, grâce surtout à la méchanceté humaine et à notre propre faiblesse. Je vous embrasse donc bien triste, au contraire de ce que j’aurais fait à Nohant, et bien de cœur.

Eugène Delacroix

Dites à Maurice que je me promettais de lui donner bien des bons conseils, en tête desquels est celui de travailler beaucoup et d’après nature. Mille choses à Lambert et, si Solange est encore près de vous, embrassez-la pour moi avec Maurice. Dirons-nous à l’année prochaine ? Mais Dieu sait où nous en serons à cette époque-là.


1 Fatigué physiquement par ses travaux à la galerie d’Apollon du Louvre, Delacroix prend du repos à Dieppe durant les deux premières semaines de septembre 1851 (Alexandre, 2005, p. 279). La vogue des bains de mer, arrivée d’Angleterre dans les années 1820, est à l’origine du développement de l’activité balnéaire de Dieppe et de Boulogne-sur-Mer. Appartenant en majorité à la haute société parisienne, les baigneurs viennent chercher les bienfaits revigorant de l’eau froide et mouvante de la mer du Nord.
2 Commandée à Delacroix le 8 mars 1850, la composition centrale de la voûte de la galerie d’Apollon représentant Apollon vainqueur du serpent Python, n’est pas achevée lors de l’inauguration officielle des restaurations du musée du Louvre le 5 juin 1851. La toile, peinte en atelier, sera mise en place en septembre et Delacroix y apportera encore quelques retouches avant sa présentation officielle les 16 et 17 octobre 1851 (Alexandre, 2005, p. 279).
3 La toile mesurait 8 mètres sur 7,50 et ne pouvant être entièrement déployée dans l’atelier de la rue Notre-Dame-de-Lorette, elle avait été pliée en deux (Alexandre, 2005, p. 279).

Transcription originale

Page 1

Dieppe 4 7bre

Chère amie, c’est un infidele qui
vous ecrit de si loin et qui doit bien
vous etonner par les nouvelles qu’il vous
donne de lui. Je comptais vous en
porter moi même en [un mot interlinéaire et un mot raturé] vous embrassant
par-dessus le marché et me voici ici
depuis huit jours prenant des bains de
mer dont je ne sais encore quelle sera
la réussite. Voici ce qui a derangé
tous mes calculs et il faut que vous
me pardonniez la trahison que je suis
forcé de vous faire quand vous saurez
qu’à la fin de mon terrible et vraiment
gigantesque travail conduit jusqu’à la
fin sans cesser un seul instant d’avoir
le nez dessus mais non sans une fatigue
egale à sa taille, j’ai été pris de toutes
sortes d’accidens auxquels un petit
médecin gascon que j’ai m’a ordonné
péremptoirement d’opposer des bains

Page 2

de mer, comme tonique, sudorifique
apoplectique, omoplastique &c. &.
Je ne pourrai même pas m’en donner
tout mon saoûl attendu que je dois
revenir à Paris avant la fin du mois
pour présider à l’application de mon
tableau au plafond du Louvre et pour
ensuite le retoucher sur place : car
vous saurez chere amie que le temps
que je m’étais fait une si véritable joie
de passer avec vous est celui qui devait
s’écouler entre la fin de mon tableau et
sa complète déssication, chose très
importante pour l’opération de l’application.
Soyez assez bonne pour m’écrire un tout
petit mot à Dieppe poste restante
pour me dire que vous me pardonnez
comme à une victime de l’art. c’est
ce terrible l’art qui est la cause de
toutes nos souffrances sans compter les
envieux et les mauvais gueux dont l’œil

Page 3

louche d’avance en attendant nos tristes
œuvres. Heureusement que nous les fesons
un peu pour nous, fort peu pour la
posterité que je n’ai pas l’honneur de
connaître, mais pour nous aider surtout
à oublier un peu nos chagrins. Il est
difficile de se figurer quand on n’a
pas passé par là, ce que c’est que l’espèce
de travail que m’a demandé cette
machine, à cause, indépendamment de
sa dimension inusitée, de l’état de
perplexité où j’étais tenu sans cesse à
cause de la necessité de n’en voir qu’une
partie à la fois. De là un certain état
de langueur, défaut de circulation, abatte-
-ment singulier qui m’a un instant
inquiété.

Je vous renouvelle donc mon regret
chère amie, regret point banal comme
le veritable attachement que j’ai pour vous et
comme j’en ai si peu grâce au relachement
que les années apportent à tous les liens
du monde, grâce surtout à la méchanceté

Page 4

humaine et à notre propre faiblesse
Je vous embrasse donc bien triste au
contraire de ce que j’aurais fait à
Nohant et bien de cœur.

EugDelacroix

Dites a Maurice que je me
promettais de lui donner bien des
bons conseils en tete desquels est celui
de travailler beaucoup et d’apres nature.
Mille choses a Lambert et si Solange
est encore près de vous embrassez la
pour moi avec Maurice. Dirons nous
à l’année prochaine ? mais Dieu scait
où nous en serons a cette epoque là.

Précédent | Suivant