Lettre à George Sand, 20 septembre 1843

  • Cote de la lettre ED-IN-1843-SEPT-20-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 20 Septembre 18[43]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 1er septembre 1930, p. 710. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 194-195. Alexandre, 2005, p. 139-140.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 21x26,4
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 39
  • Cachet de la poste [1er cachet, partiellement illisible] PARIS ; [2e cachet, partiellement illisible] LA CHATRE // (35) // 21
  • Données matérielles Déchirure au milieu de la bordure droite
  • Œuvre concernée Education de la Vierge (L')
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Transcription modernisée

Madame G. Sand

à Nohant, près La Châtre

Indre

 

20 septembre1

Vous n’êtes pas gentille du tout ! Vous m’aviez promis de m’écrire un peu2. Mme Marliani n’est plus ici depuis longtemps et je n’ai pas de vos nouvelles. Ah, Aurore, Aurore ! Quelle conduite, et vous m’accusez d’inconstance ! Faut-il que je dise : donne ! donne ! eterni dei !3 Hélas ! je suis moulu, écrasé de besogne et j’ai besoin de consolation. Mais vous êtes peut-être en route pour venir. Avez-vous Mme Viardot4 et m’avez-vous fait faire une étude de Françoise5 ? Non pas une croquade, entendez-vous, mais une vraie étude comme ce qu’elle a fait d’après Maurice. Elle va me trouver bien exigeant : alors elle m’enverra paître.

Je vous assure que si l’on n’a pas un peu d’amitié les uns pour les autres, la vie n’est pas bonne à grand-chose. Depuis près de trois semaines je vis comme un ours ; je n’ai pas deux connaissances à Paris : tout court, tout se baigne ou chasse. Je me couche quelquefois à 8 heures, à la vérité éreinté de mon travail6 ; mais enfin j’avance et j’espère que, Dieu aidant, je suffirai à la tâche que je m’étais imposée et qui m’effrayait tant à Nohant. Ce travail m’empêche d’être triste et de penser, comme j’en ai le droit, que vous m’abandonnez tout à fait. Mais tout nous abandonne. Ah ! chère amie, tâchez bien de ne pas vieillir, car le plus affreux n’est pas le vieillard, tout affreux qu’il est ; le plus effray[ant] est d’être délaissé de tout sentiment quelconque. Vous quittez les uns, les autres vous quittent, jusqu’à ce que vous quittiez vous-même ce monde de bêtise et de vanité, amen !

Embrassez Chopin pour moi ; aussi Solange et Maurice. N’oubliez pas de me rapporter la Sainte Anne7. Si elle me plaît à revoir, je vous demanderai peut-être [de] la mettre au Salon8. Je ne voulais rien y mettre, comme l’année dernière, mais je me suis trouvé ici quelques fonds de boutique que je pourrais bien y envoyer, alors le vôtre serait en arrière-garde, sauf révision.

Qu’elle vous dise quelque fois toutes les pensées que j’ai eues pour vous en la faisant et je n’aurai pas besoin de vous les rappeler ici. Adieu donc, chère amie, cette manière-là abrégerait beaucoup les lettres, mais enfin faut-il encore quelquefois prendre la peine de les écrire soi-même. Mille fois adieu et toutes sortes de tendresses bien vraies.

Eugène Delacroix

 


1 Joubin date la lettre de l’année 1844, ce qu’Alexandre refute du fait de l’allusion aux Viardot qui ne viennent pas à Nohant en cette année, mais qui y ont séjourné l’année précédente, en 1843, du 1er au 18 septembre (Alexandre, 2005, note 5 de la p. 139). Ceci n’est pas incompatible avec l’allusion, plus loin, à l’absence au Salon l’année précédente, soit 1842.
2 La dernière lettre de Sand à Delacroix date du 27 juillet (Alexandre, 2005, note 6 de la p. 139).
3 Littéralement : "Femmes ! Femmes ! Déesses éternelles !". Cette citation paraît empruntée à la comédie de Beaumarchais Le Mariage de Figaro, acte V, scène III (Alexandre, 2005, note 7 de la p. 139).
4 Une habituée de Nohant.
5 Françoise Meillant, bonne d’enfant à Nohant ; elle aurait servi de modèle pour la sainte Anne de L’Education de la Vierge de Delacroix (Joubin, t. II, note 2, p. 194 et Alexandre, 2005, note 8 de la p. 139 ; sur ce tableau voir ci-dessous note 7).
6 Travaux décoratifs aux palais du Luxembourg et au palais Bourbon.
7 L’Education de la Vierge (sous-titre : La leçon de lecture ; 1842), huile sur toile, 95 x 125 cm, Paris, Musée national Eugène Delacroix (achat 2003). Delacroix a exécuté ce tableau en juin 1842 au cours de son premier séjour à Nohant chez George Sand et le destinait à l’église du village dont sainte Anne était la patronne (notice du tableau sur le site du musée Delacroix).
8 Le jury du Salon de 1845 refusa cette première version de L’Education de la Vierge qui fut conservée par Sand (Jobert, 1997, p. 255 et p. 293-294).

Transcription originale

Page 1

Madame G. Sand

a Nohant

Près la châtre

Indre

 

Page 2

20 7br

 

Vous n’etes pas gentille du tout.
Vous m’aviez promis de m’ecrire un peu.
Me Marliani n’est plus ici depuis
longtemps et je n’ai pas de vos nouvelles.
Ah aurore, aurore ! quelle conduite et
vous m’accusez d’inconstance ! faut il
que je dise : donne ! donne ! eterni dei !
Helas ! je suis moulu ecrasé de besogne
et j’ai besoin de consolation. Mais
vous etes peut être en route pour venir.
avez vous Mde Viardot et m’avez-vous
fait faire une etude de Françoise ?
non pas une croquade entendez vous, mais
une vraie etude comme ce qu’elle a fait
d’après Maurice. Elle va me trouver bien
exigeant : [1 mot barré illisible] alors elle m’enverra
paître.//

Je vous assure que si on n’a pas un

Page 3

peu d’amitié les uns pour les autres la
vie n’est pas bonne à grand chose depuis
près de trois semaines je vis comme un
ours : je n’ai pas deux connaissances
à Paris, tout court tout se baigne
on chasse. Je me couche quelquefois
à 8 hres, à la vérité ereinté de
mon travail : mais enfin j’avance
et j’espere que dieu aidant je suffirai
a la tâche que je m’etais impose et
qui m’effrayait tant à Nohant :
ce travail m’empeche d’etre triste et
de penser comme j’en ai le droit que vous
m’abandonnez tout à fait : Mais tout
nous abandonne.   ah chère amie
tachez bien de ne pas vieillir, car le plus
affreux n’est pas le vieillard tout affreux
qu’il est : le plus effray[ant] est d’être
delaissé de tous les sentimens quelconques :
Vous [mot barré illisible] quittez [mot barré illisible] les uns, les autres

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vous quittent jusqu’a ce que vous quittiez
vous-même ce monde de betise et de
vanité amen !

Embrassez chopin pour moi : aussi
Solange et Maurice. N’oubliez pas de
me rapporter la Ste anne. Si elle me
plait à revoir, je vous demanderai peut
etre a la mettre au Salon. je ne voulais
rien y mettre comme l’année derniere mais
je me suis trouvé ici quelques fonds de
boutique que je pourrais bien y envoyer
alors le vôtre serait en arriere garde,
sauf revision.

Qu’elle vous dise quelques fois toutes
les pensées que j’ai eues pour vous en la
faisant et je n’aurai pas besoin de
vous les rappeler ici — adieu donc
chère amie ; cette maniere la abregerait
beaucoup les lettres : mais enfin faut-il
encore quelquefois prendre la peine de les écrire
soi même.    Mille fois adieu et toutes
sortes de tendresses bien vraies

Eugdelacroix

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