Lettre à George Sand, 9 septembre 1851

  • Cote de la lettre ED-IN-1851-SEPT-09-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 09 Septembre 18[51]
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. III, p. 82-83. Alexandre, p. 185-186.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,7x26,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 57
  • Œuvre concernée Apollon vainqueur du serpent Python
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Transcription modernisée

Dieppe, ce 9 septembre

[1851]

Je ne veux pas tarder, chère amie, à répondre à votre réponse qui me comble de joie par sa bénignité. Je ne serai pas longtemps ici et je reviendrai ayant obtenu un peu du bien que j’espérais : car pour ce qui est de la fatigue et de mon dérangement à la suite de mon travail, l’air de Nohant y eût été probablement tout aussi bon, sans compter votre présence ; mais la vraie indisposition, qui est un relâchement de certains ligaments, augmenté par mes stations prolongées sur mon échelle et toujours debout, avait besoin de cet astringent, quitte à recommencer plus tard1. Il nous faut assister ainsi à de petites démolitions partielles de notre frêle machine. À la vérité on en prend plus facilement son parti à mesure qu’on se détache de plus de choses ; tant que j’aimerai à travailler, je ne regretterai pas beaucoup le reste. Je ne sais au juste le temps que me prendra ma retouche sur place, après que la toile aura été appliquée. Ce temps-là, et quelques jours pour qu’il soit vu par les Pythons de tous les étages, me mènera justement jusqu’au milieu d’octobre et j’arrangerai tout pour m’indemniser de ma privation d’à présent2. Il fait un temps superbe ici en septembre, je serais bien malheureux si, dans votre pays plus favorisé du ciel, je ne retrouvais encore quelques beaux jours en octobre. Adieux, chère amie : j’ai bien pensé à vous hier : j’ai été voir les ruines du château d’Arques3, on ne peut guère voir rien de plus grandiose. À propos, il faut que vous lisiez ce que les chroniques disent du fameux Ango4, armateur du seizième siècle qui a reçu ici François Ier en roi et qui a fait avec ses vaisseaux la guerre au roi du Portugal. De sa vie vous seriez peut-être tentée de faire quelques tableaux comme vous les faites. Il est mort triste et pauvre : cela complète son histoire pour le roman. Je n’en avais jamais entendu parler.

Je vous embrasse sur ce, avec l’espoir de vous voir bientôt et bien enchanté.

Eugène Delacroix


1 Fatigué physiquement par ses travaux à la galerie d’Apollon du Louvre, Delacroix prend du repos à Dieppe durant les deux premières semaines de septembre 1851 (Alexandre, 2005, p. 279). La vogue des bains de mer, arrivée d’Angleterre dans les années 1820, est à l’origine du développement de l’activité balnéaire de Dieppe et de Boulogne-sur-Mer. Appartenant en majorité à la haute société parisienne, les baigneurs viennent chercher les bienfaits revigorants de l’eau froide et mouvante de la mer du Nord.
2 Commandée à Delacroix le 8 mars 1850, la composition centrale de la voûte de la galerie d’Apollon représentant Apollon vainqueur du serpent Python. La toile, peinte en atelier, sera mise en place en septembre et Delacroix y apportera encore quelques retouches avant sa présentation officielle les 16 et 17 octobre 1851 (Alexandre, 2005, p. 279).
3 Dressé au XIIe siècle sur un éperon rocheux dominant le court de l’Arques, le château d’Arques-la-Bataille (Seine-Maritime) a été démantelé à la fin du XVIIe siècle pour être livré aux carriers. Déjà partiellement ruinée au moment de sa vente comme bien national en 1792, la forteresse fait l’objet d’une campagne de protection emmenée à partir de 1836 par le directeur du musée des Antiquités de Rouen, Achille Deville (1789-1875). Sujet d’une monographie publiée en 1839 par Deville, étudié et restitué par Eugène Viollet-le-Duc dans son tome III du Dictionnaire raisonné de l’architecture française (1856), le château situé à 7 kilomètres de Dieppe est alors l’objet de la promenade des curieux de belles ruines romantiques.
4 Armateur, banquier et entrepreneur dieppois, Jehan Ango (1480-1551) participe activement à l’affirmation de la puissance maritime de Dieppe en finançant les expéditions des terres australes et du Nouveau Monde conduites au nom de François Ier telles l’exploration du fleuve Hudson (1524) et la découverte de l’archipel des Moluques (1530). Anobli et nommé gouverneur de Dieppe (1535) par le roi de France, sa fortune est investie dans la construction du Manoir Ango à Varengeville-sur-Mer entre 1530 et 1544. Décorée par des artistes italiens, la demeure est célébrée comme un chef-d’oeuvre de la Renaissance par Honoré de Balzac dans son roman historique Sur Catherine de Médicis, paru en plusieurs fois de 1830 à 1842.

Transcription originale

Page 1

Dieppe ce 9 7bre
[1851]

Je ne veux pas tarder chère amie
à [mot raturé] répondre à votre reponse qui
me comble de joie par sa benignité :
je ne serai pas longtemps ici et je
reviendrai ayant obtenu un peu du
bien que j’esperais : car pour ce qui
est de la fatigue et de mon dérange-
-ment à la suite de mon travail
l’air de nohant y eut eté probablement
tout aussi bon sans compter votre
présence, mais la vraie indisposition
qui est un relachement de certains
ligaments, augmenté par mes
stations prolongées sur mon echelle
et toujours debout avaient besoin
de cet astringent quitte à recommen-
-cer plus tard. Il nous faut assister
ainsi à de petites démolitions partielles

Page 2

de notre frêle machine. à la verité
on en prend plus facilement son
parti à mesure qu’on se détache
de plus de choses : tant que j’aimerai
à travailler je ne regretterai pas
beaucoup le reste. — Je ne sais
au juste le temps que me prendra
ma retouche sur place après que
la toile aura été appliquée. Ce temps
là et quelques jours pour qu’il soit
vu par les Pythons de tous les
étages me menera justement jusqu’au
milieu d’octobre et j’arrangerai tout
pour m’indemniser de ma privation
d’a présent. Il fait un temps
superbe ici en septembre, je serais
bien malheureux si dans votre pays
plus favorisé du ciel je ne retrouvais
encore quelques beaux jours en 8bre [deux mots interlinéaires]. adieu

Page 3

chère amie : j’ai bien pensé à vous
hier : j’ai eté voir les ruines du
chateau d’arques : on ne peut guère
voir rien de plus grandiose. a propos
il faut que vous lisiez ce que les
chroniques disent du fameux ango
armateur du quinzième seizième [un mot interlinéaire] siècle qui
a reçu ici François Ier en roi
et qui a fait avec ses vaisseaux
la guerre au roi de Portugal : de [un mot interlinéaire] sa
vie vous seriez peut etre tentée de
faire quelque tableau comme vous
les faites. Il est mort triste
et pauvre : cela complette son
histoire pour le roman. Je n’en
avais jamais entendu parler.

Je vous embrasse sur ce avec
l’espoir de vous voir bientôt et
bien enchanté.

EugDelacrx

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