Lettre à George Sand, 25 janvier 1846

  • Cote de la lettre ED-IN-1846-JAN-25-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 25 Janvier 18[46]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 753. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 259-261. Alexandre, 2005, p. 161-162.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,9x44
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe non Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 44
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Transcription modernisée

Bordeaux, 25 janvier

 

Bonne, bonne amie, mon cœur se fond à lire votre lettre et vous me causez un grand plaisir après de bien tristes moments. Quels remerciements je vous dois ! Voilà de quoi je me suis privé jusqu’ici en ne vous écrivant pas, mais, chère amie, il m’était presque impossible d’écrire, et plus j’aimais les gens, moins je sentais le besoin de leur écrire. Il m’a semblé que, quand vous apprendriez mon chagrin1, vous ne seriez pas étonnée de mon silence. La douleur n’est pas bavarde ma bonne amie, ces douleurs à fond, ces peines de la chair et de l’âme trouvent que le papier est un intermédiaire bien froid, et pour quoi dire ? Que j’avais du chagrin, vous le saviez bien, chère amie. Oui, je suis arrivé trop tard, j’ai trouvé mon père [sic pour frère], mon héros, froid et insensible2. Quand j’ai embrassé comme un fou ce reste vénérable, rien ne m’a répondu ! Pauvre amie ! Avez-vous joué votre rôle jamais dans une semblable scène ? Quel moment et que de détails affligeants, et comme il était entouré, et comme il était temps que j’arrive pour faire honorer ce cher ami comme il le méritait… Je l’ai conduit dans le même lieu où notre père a été enseveli il y a quarante ans3. Singulière destinée ! Le tombeau de mon père n’a jamais été achevé et, sous la Restauration, je suppose qu’on l’a enlevé à dessein. Quoi qu’il en soit, il n’y a plus vestige de ses restes. Je me suis donc occupé de réunir ces deux belles mémoires4 et, parmi des détails ignobles qui suivaient nécessairement l’événement de la mort de mon pauvre frère, ces autres soins-là m’ont occupé et j’ai imaginé quelque chose que je crois simple et convenable, et qui sera exécuté avant la fin de l’été. Du reste je pars demain et je vous embrasserai dans trois ou quatre jours, et avec quel plaisir ! Car il faut bien que vous héritiez d’une bien grande partie de l’amour que j’avais [pour] mon héroïque frère. Que vous êtes bons, tous! Recevez mes remerciements.

Je n’ai pas pensé quatre fois à la peinture ici, si ce n’est dans les églises où j’aime à entrer et où j’ai découvert quelques tableaux. Vous me parlez de gloire, chère amie. Hélas ! je viens d’enterrer un homme que personne ne connaît et qui mérite cependant la plus pure. Tous ces jeunes militaires qui l’entouraient, du reste avec respect, ne le connaissaient pas ; ils ne sont pas de son temps. Il n’y avait pas là un seul de ses compagnons. Quand au bord de la fosse quelqu’un s’est avisé de demander si personne ne faisait de discours, je leur ai dit : Messieurs, il n’y a pas besoin de discours, voilà des coups de fusil qui sont le vrai discours pour un homme tel que lui.

Chère amie, aimons-nous donc avec ou sans gloire. Ce n’est pas la vôtre que j’aime ; c’est vous, c’est le contenu de votre cher jupon. Je vais donc quitter ce funèbre lieu et pourtant cher, car ma première enfance s’y est écoulée5 et j’y laisse mon dernier parent. Je vous verrai, et bien peu d’autres, avec bonheur. Embrassez vos bons enfants et mon bon Chopin. J’ai bien pensé à lui6 et lui serre bien la main et à vous mille et mille fois.

Jenny vous remercie bien de votre bon souvenir. Que j’ai eu une bonne idée de l’amener et que j’aurais été seul sans elle ! Elle m’a été aussi bien utile car j’ai été très souffrant et je le suis encore.


1 Causé par la mort récente de son frère aîné Charles-Henry Delacroix.
2 Son frère est mort le 30 décembre 1845 à Bordeaux, quelques heures avant l’arrivée de Delacroix à son chevet.
3 Au cimetière bordelais de la Chartreuse.
4 Delacroix acheta un caveau familial dans le cimetière de la Chartreuse, conçut et commanda un tombeau à l’architecte Alexis Roché. Ce dernier subsiste encore aujourd’hui, couronné du buste de Charles Delacroix.
5 La famille Delacroix s’était installée à Bordeaux en avril 1803, date à laquelle le père de Delacroix avait été nommé préfet de la Gironde, et ce jusquà début novembre 1805, la mort de ce dernier.
6 Chopin avait perdu son père en mai 1844.

Transcription originale

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Bordeaux 25 janvier.

 

bonne bonne amie mon cœur se fond
a lire votre lettre et vous me causez un grand
plaisir apres de bien tristes moments. Quels
remerciements je vous dois ! Voila de quoi
je me suis privé jusqu’ici en ne vous
ecrivant pas, mais chère amie il m’etait
presqu’impossible d’ecrire et plus j’aimais
les gens moins je sentais le besoin de leur
ecrire. Il m’a semblé que quand vous
apprendriez mon chagrin vous ne seriez
pas etonnée de mon silence. la douleur
n’est pas bavarde ma bonne amie, ces
douleurs à fond, ces peines de la chair
et de l’âme trouvent que le papier est
un intermediaire bien froid et pour quoi
dire ? que j’avais du chagrin, vous le
saviez bien chère amie. Oui je suis ar-
-rivé trop tard, j’ai trouvé mon père mon
heros froid et insensible. Quand j’ai

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embrassé comme un fou ce reste venerable
rien ne m’a répondu pauvre amie : avez
vous joué votre role jamais dans une
semblable scène : quel moment et
que de details affligeans et comme il
etait entouré et comme il etait temps
que j’arrive pour faire honorer ce cher
ami comme il le meritait… Je l’ai
conduit dans le même lieu où notre
père a été enseveli il y a quarante ans.
Singuliere destinée. Le tombeau de
mon père n’a jamais été achevé et
sous la restauration je suppose qu’on la
enlevé à dessein quoi qu’il en soit il
il n’y a plus vestige de ses restes. Je me suis
donc occupé de réunir ces deux belles
memoires et parmi des details ignobles
qui suivaient nécessairement l’evene-
-ment de la mort de mon pauvre frère,
ces autres soins là m’ont occupé et j’ai

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imaginé quelquechose que je crois
simple et convenable et qui sera executé
avant la fin de l’été. Du reste je pars
demain et je vous embrasserai dans trois
ou quatre jours et avec quel plaisir ! car il
faut bien que vous heritiez d’une bien grande
partie de l’amour que j’avais mon heroïque
frère. Que vous etes bons tous ! recevez mes
remerciements. –

Je n’ai pas pensé quatre fois à la peinture
ici si ce n’est dans les eglises où j’aime
a entrer et où j’ai decouvert quelques
tableaux. Vous me parlez de gloire chère amie
helas je viens d’enterrer un homme que
personne ne connait et qui merite cepen-
-dant la plus pure. Tous ces jeunes mili-
-taires qui l’entouraient du reste avec
respect ne le connaissaient pas : ils ne sont
pas de son temps; il n’y avait pas là
un seul de ses compagnons. quand au bord
de la fosse quelqu’un s’est avisé de demander
si personne ne fesait de discours je leur ai
dit messieurs il n’y a pas besoin de discours
voila des coups de fusil qui sont le vrai

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discours pour un homme tel que lui –
Chère amie aimons nous donc avec ou
sans gloire. Ce n’est pas la vôtre que j’aime
c’est vous, c’est [mot interlinéaire] le contenu de votre cher
jupon. // je vais donc quitter ce funèbre
lieu et pourtant cher car ma premiere
enfance s’y est ecoulée et j’y laisse mon
dernier parent : je vous verrai et bien peu
d’autres avec bonheur. Embrassez vos bons
enfants et mon bon chopin. J’ai bien
pensé à lui et lui serre bien la main et
à vous mille et mille fois ∕∕

jenny vous remercie bien de
votre bon souvenir ; que j’ai eu une
bonne idée de l’amener et que j’aurais
eté seul sans elle. Elle m’a été aussi bien
utile car j’ai été très souffrant et je le
suis encore.

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