Lettre à Henriette de Verninac, 29 novembre 1819

  • Cote de la lettre ED-IN-1819-NOV-29-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Henriette de VERNINAC
  • Date 29 Novembre 1819
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. V, p. 11-15.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 25,7x40
  • Cachet de cire Oui
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 241 pièce 1
  • Données matérielles petit trou, feuillet droit
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Transcription modernisée

À Madame Verninac
Poste restante
à Mansle, Charente.

 

Paris, le 29 novembre 1819

Je n’aurais pas tardé si longtemps à t’écrire, ma chère sœur, si je n’avais voulu attendre à te donner des nouvelles certaines de l’appartement que j’espérais louer, et qui l’est enfin1. J’ai pris sur moi de le louer sans bail, mais ce n’est que jusqu’au mois d’avril et les conditions m’ont paru, ainsi qu’à l’oncle et à la cousine, si avantageuses, que nous avons cru devoir y céder. La personne qui l’occupe est un Saxon, ambassadeur ou attaché de très près à l’ambassade, qui ayant acheté un magnifique hôtel dans la rue du Bac, le fait réparer et est bien aise de le surveiller2. Il n’est sorte d’instances qu’il ne nous ait faites et voici à quoi j’ai consenti. Il occupe le premier et les deux pièces du second sur le pied de 1600 francs ce qui fait pour six mois, 800 francs. Comme il ne reste que jusqu’au mois d’avril, il paye à compter du 1er octobre, quoiqu’il n’entre que maintenant. De plus comme je paraissais bien décidé à ne pas lui céder les deux pièces du second, il m’a dit que pour obvier à tout inconvénient de papier, peinture etc... il donnerait 100 francs de plus, ce qui fait 900 francs. Il paye les impositions de portes et fenêtres et le sou pour livre à la portière, ce qui, je crois, n’était pas convenu avec elle, mais qui doit la dédommager amplement pour le temps que l’appartement était vacant. De plus, cet honnête homme a fait poser dans la chambre et le boudoir du premier, et même je crois dans l’antichambre, des papiers glacés magnifiques, ce qui n’est pas non plus un médiocre avantage. Voila ce qui est fait. Une autre considération, c’est qu’il s’est présenté une dame à qui l’appartement pourrait convenir pour le mois d’avril. J’ai déménagé moi-même et tout seul, enfermé à clé tes armoires, de linge, de vin et de livres. J’ai tout transporté, dans l’ordre exact où cela se trouvait et avec beaucoup de soin, dans les deux armoires de la garde robe, dont j’ai retiré les clefs. Tu peux être tranquille à ce sujet. Les meubles ont été rangés dans le salon, ainsi que les bustes. J’oubliais aussi de te dire que ce monsieur a fait poser des sonnettes partout.

J’ai déjà reçu une feuille d’imposition, que j’ai accrochée à un clou pour attendre les autres ; également une lettre de M. Boilleau, où il me disait que M. Roger3 était passé plusieurs fois chez lui pour les intérêts : j’y ai répondu par la lettre que mon beau-frère m’avait donnée en partant. Je ne sais où prendre mes titres de rente, tu ne m’as pas dit où ils étaient : écris le moi. Qu’est-ce qu’un paquet dans mon coffre, sur lequel il y a : pour remettre à Eugène quand j’en prierai son oncle ? Caroline4 se recommande à toi pour la recette des meubles et te présente ses respects.

Au milieu de toutes ces affaires, je ne sais comment trouver place pour te parler un peu de Charles et de moi5. Il se plaît au Lycée où il est très occupé toute la journée. Je l’ai vu hier: il se portait bien à l’exception d’un petit rhume de cerveau qui n’est pas grand chose. Je lui ai donné des pastilles d’Ipécacuanha en cas que le rhume devienne plus fort. Cela ne sera sans doute rien. M. Malleval l’a bien reçu et lui a fait une petite exhortation pour l’engager à travailler. Il est satisfait de ses maîtres et n’a pas encore été puni. J’espère que cela ira bien cette année. J’ai été plusieurs fois déjà le voir et j’ai eu souvent le malheur d’arriver trop tard. Juges du chagrin : il a fallu lui acheter le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet6 que nous avons à la Forêt. Je trouve bien ridicule qu’on soit obligé dans ce lycée de se procurer des livres à ses frais, quand on paye d’ailleurs pour ne pas avoir ces embarras. Charles m’a dit qu’il t’avait écrit de son côté. Je ferai en sorte qu’il le fasse souvent.

J’achève ma lettre à la poste parce que je voulais demander à mon jeune homme ce que tu m’avais dit. Tu pourras m’envoyer de temps en temps des lettres sous son couvert : autant que possible je le ferai de mon côté, mais il ne faudrait pas les mettre sous enveloppe et les fermer dans une feuille simple comme si c’était la lettre elle-même. Tu auras soin de barrer très distinctement le dessus de la lettre et tu adresseras à M. Piron employé des postes, Hôtel des Postes.

Je suis bien ennuyé d’être seul ; toujours cette figure de portière et ma chambre isolée. Voilà un peu de mouvement dans la maison à cause du nouveau locataire, cela sera moins froid ; mais c’est bien insipide de déjeuner seul, de dîner seul, de souper seul. J’espère que je m’y ferai, c’est ma seule consolation.

Une des raisons qui m’ont encore fait retarder à t’écrire c’est cette énorme lettre que mon oncle avait eu la simplicité de payer 20 francs 18 sous. Je l’ai portée à mon jeune homme de la poste et, nous étant aperçus par un petit trou de l’enveloppe que ce n’étaient que des brochures, nous avons décacheté et j’ai vu avec fureur que c’étaient des vers allemands de Mme de Meerman7 qui jugeait à propos de nous les faire admirer pour nos 20 francs. J’ai sur le champ fait une pétition à M. Dupleix de Mezy pour le prier de modérer cette taxe exorbitante. J’ai su que si on avait mis les imprimés sous bandes, ils n’auraient pas payé 12 sous. Est-ce assez indigne. On a bien voulu enfin m’accorder une partie de ma demande. J’avais espéré rentrer dans ces 20 francs mais comme il en avait été payé une partie à l’office des Pays-Bas, on a rabattu seulement ce qu’avait pris la poste française et l’on m’a remboursé 11 francs 50 que je donnerai à l’oncle en attendant le reste.

Mme Lamey va assez bien. Elle devait t’écrire en même temps que moi, mais comptant faire partir ma lettre franche de port, je n’ai pu attendre qu’elle ait fini la sienne. Je te l’enverrai dans un prochain message. Elle m’a dit qu’elle avait des valises et du carton et qu’elle n’avait point l’intention de s’en faire de nouvelles. Elle t’achètera les comètes que tu demandes, et je te ferai faire un peu de carton comme tu le désires, que je t’enverrai par la première occasion.

Je te prie de ne pas oublier de me dire dans ta prochaine lettre où sont ces titres de rente. Je les retrouverai peut-être d’ici là ; mais il est plus sûr que tu me donnes des renseignements.

Adieu, ma chère sœur ; tu dois te trouver bien isolée : heureusement que tu as une quantité de distractions, dans tes occupations journalières. Sitôt que j’aurai touché la rente je m’occuperai du livre de botanique pour te l’envoyer et augmenter tes jouis[sanc]es dans cette solitude. Tu me marqueras comment je dois te l’envoyer. Fais aussi une petite note de tous les objets que tu désirerais a[voir] en même temps. Je t’embrasse bien tendrement ainsi que mon beau-frère.

E. Delacroix


1 Il est ici question de l’hôtel d’Henriette et Raymond de Verninac au 114, rue de l’Université à Paris. Le couple, ruiné, étant reparti vivre à la Forêt de Boixe, Delacroix s’occupait d’en assurer la sous-location.
2 Au sujet de ce locataire, voir aussi la lettre à Henriette du 5 janvier 1820.
3 Les frères Roger, banquiers, étaient les principaux créanciers des Verninac.
4 Ancienne domestique des Verninac.
5 Lorsque Delacroix revient vivre à Paris début novembre 1819, il est accompagné de Charles de Verninac, son neveu, scolarisé au Lycée impérial.
6 Discours sur l’histoire universelle à Monseigneur le Dauphin : pour expliquer la suite de la Religion, & les changemens des Empires, écrit en 1681 (à Paris, chez Sébastien Mabre-Cramoisy) pour le dauphin Louis de France, par son précepteur Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704). Très nombreuses rééditions.
7 Non identifiée.

Transcription originale

Page 1

 

 

À Madame

Madame Verninac

Poste restante

à Mansle

Charente.

 

Page 2

Paris le 29 novembre 1819

Je n’aurais pas tardé si longtemps à t’écrire, ma chere soeur, si je n’avais voulu
attendre à te donner des nouvelles certaines de l’appartement que j’esperais louer, et qui
l’est enfin. J’ai pris sur moi de le louer sans bail, mais ce n’est que jusqu’au mois d’avril
et les conditions m’ont paru ainsi qu’à l’oncle et à la cousine, si avantageuses, que
nous avons cru devoir y ceder. C’est la personne qui l’occupe est un Saxon, ambassadeur
ou attaché de très près à l’ambassade, qui ayant acheté un magnifique hotel dans la
rue du bac, le fait reparer et est bien aise de le surveiller. Il n’est sorte d’instances qu’il
ne nous ait faites et voici à quoi j’ai consenti. Il occupe le premier et les deux pieces du
second sur le pied de 1600 fr ce qui fait pour 6 mois, 800f. Comme il ne reste que
jusqu’au mois d’avril, il paye à compter du 1er octobre, quoiqu’il n’entre que maintenant.
De plus comme je paraissait bien decide à ne pas lui ceder les 2 pièces du second, il
m’a dit que pour obvier à tout inconvenient de papier, peinture etc... il donnerait
100 fr. de plus : ce qui fait 900f. Il paye les impositions de portes et fenêtres et le sou
pour livre à la portiere: ce qui, je crois, n’était pas convenu avec elle, mais qui
doit la [un mot interlinéaire] dédommager amplement pour le temps que l’appartement était vacant. De
plus, cet honnête homme a fait poser dans la chambre et le boudoir du premier, et
meme je crois dans l’antichambre des papiers glacés magnifiques; ce qui n’est pas
non plus un mediocre avantage. Voila ce qui est fait. Une autre consideration, c’est
qu’il s’est présenté une dame à qui l’appartement pourrait convenir pour le mois
d’avril. J’ai démenagé moi meme et tout seul enfermé à clé, tes armoires, de
linge, de vin et de livres. J’ai tout transporté dans l’ordre exact où cela se trouvait
et avec beaucoup de soin, dans les deux armoires de la garde robe, dont j’ai retire les
clefs. Tu peux etre tranquille à ce sujet. Les meubles ont été ranges dans le salon, ainsi
que les bustes. – J’oubliais aussi de te dire que ce monsieur a fait poser des sonnettes
partout.

J’ai déjà recu une feuille d’imposition; que j’ai accrochée à un clou pour attendre les autres ;
egalement une lettre de Mr. Boilleau, ou il me disait que Mr. Roger etait passé plusieurs fois
chez lui pour les interets : j’y ai répondu par la lettre que mon beau frère m’avait donnée
en partant. Je ne scais où prendre mes titres de rente : tu ne m’as pas dit où ils
étaient : écris le moi. Quest-ce qu’un paquet dans mon coffre, sur lequel il y a : pour
remettre à Eugène quand j’en prierai son oncle ? Caroline se recommande à toi
pour la recette des meubles [deux mots interlinéaires] et te presente ses respects – [mot barré]

au milieu de toutes ces affaires je ne scais comment trouver place pour
te parler un peu de Charles et de moi. Il se plait au Lycée où il est très occupé toute
la journée. je l’ai vu hier: il se portait bien à l’exception d’un petit rhume de cerveau

 

Page 3

qui n’est pas grand chose. Je lui ai donné des pastilles d’Ipécacuhana en cas que
le rhume devienne plus fort. Cela ne sera sans doute rien. M. Malleval l’a bien
reçu et lui a fait une petite exhortation pour l’engager à travailler. Il est satisfait
de ses maitres et n’a pas encore été puni. J’espere que cela ira bien cette année. J’ai
été plusieurs fois déjà le voir et j’ai eu souvent le malheur d’arriver trop tard. Juges du
chagrin : il a fallu lui acheter le discours sur l’histoire universelle de Bossuet que nous
avons à la forêt. Je trouve bien ridicule qu’on soit oblige dans ce lycée de se
procurer des livres à ses frais, quand on paye d’ailleurs pour ne pas avoir ces
embarras. Charles m’a dit qu’il t’avait ecrit de son coté. Je ferai en sorte qu’il le
fasse souvent.

J’acheve ma lettre à la poste parce que je voulais demander à mon jeune homme
ce que tu m’avais dit. Tu pourras m’envoyer [mot barré] de temps en temps des lettres
sous son couvert: [mot barré] autant que possible je le ferai de mon côté: mais il ne faudrait
pas les mettre sous enveloppe et les fermer dans une feuille simple comme si c’était
la lettre elle meme. Tu auras soin de barrer très distinctement le dessus de la
lettre et tu adresseras à Mr. Piron employé des postes, Hotel des Postes.

Je suis bien ennuyé d’etre seul; toujours cette figure de portiere et ma chambre
isolée. Voila un peu de mouvement dans la maison à cause du nouveau locataire
cela sera moins froid; mais c’est bien insipide de déjeuner seul, de diner seul, de souper
seul. J espère que je m’y ferai, c’est ma seule consolation.

Une des raisons qui m’ont encore fait retarder a t’écrire; c’est cette enorme
lettre que mon oncle avait eu la simplicité de payer 20 fr 18s . Je l’ai portée
à mon jeune homme de la poste et nous etant apercus par un petit trou de
l’enveloppe que ce n’etaient que des brochures, nous avons decacheté et j’ai vu avec
fureur que c’étaient des vers allemands de Made. de Meerman qui jugeait
à propos de nous les faire admirer pour nos 20 francs. J’ai sur le champ fait une
petition à Mr. Dupleix de Mezy pour le prier de moderer cette taxe exhorbitante. J’ai
su que si on avait mis les imprimés sous bandes, ils n’auraient pas payé
12 sous. Est-ce assez indigne. On a bien voulu enfin m’accorder une partie de
ma demande. J’avais esperé rentrer dans ces 20 fr. mais comme il en [un mot interlinéaire] avait
été payé une partie à l’office des pays bas, on a rabattu seulement ce qu’avait pris
la poste française et l’on m’a remboursé 11fr. 50 que je donnerai à l’oncle en

 

Page 4

attendant le reste.

Mde Lamey va assez bien. Elle devait t’écrire en meme temps que moi :
mais comptant faire partir ma lettre franche de port, je n’ai pu attendre qu’elle
ait fini la sienne. Je te l’enverrai dans un prochain message. Elle m’a dit
qu’elle avait des valises et du carton et qu’elle n’avait point l’intention de s’en
faire de nouvelles. [mot barré] Elle t’achetera les comètes que tu demandes, et je
te ferai faire un [mot barré] peu de carton comme tu le desires, que je t’enverrai par
la première occasion.

Je te prie de ne pas [mot barré] oublier de me [trois mots interlinéaires] dire dans ta prochaine lettre où sont ces titres de
rente. Je les retrouverai peut-etre d’ici là ; mais il est plus sûr que tu me
donnes des renseignements –

Adieu, ma chere soeur : tu dois te trouver bien isolée : heureusement que
tu as une quantité de distractions, dans tes occupations journalieres. Sitot que j’aurai
touché la rente. je m’occuperai du livre de Botanique pour te l’envoyer et augmenter
tes jouis[sanc]es [mot barré] dans cette solitude. tu me marqueras comment je dois te l’envoyer
[mot barré] fais aussi une petite note de tous les objets que tu desirerais a[voir]
en meme temps. Je t’embrasse bien tendrement ainsi que mon beau frère.

E. Delacroix

 

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