Lettre à Henriette de Verninac, 19 avril 1820

  • Cote de la lettre ED-IN-1820-AVR-19-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Henriette de VERNINAC
  • Date 19 Avril 1820
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. V, p. 43-47.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 25,4x40,4
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 241 pièce 13
  • Données matérielles trou au feuillet droit
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Transcription modernisée

À Madame Verninac
Poste restante à Mansle.
Charente.

 

Le 19 avril 1820.

Tes reproches sont bien justes, ma chère sœur : trop justes. J’ai beaucoup à faire pour devenir un homme exact et rangé. Je crois, chaque fois que je t’écris, t’avoir dit tout ce que j’avais à te dire, et à peine la lettre est elle fermée que je me rappelle quelque négligence de ma part. Il y a pourtant quelques articles sur lesquels je suis un peu excusable. Tu me dis par exemple, entre autres choses, que je n’ai pu encore me fourrer dans la tête le jour du courrier, de sorte que tantôt ma lettre ne part que le lendemain du jour où elle a été écrite, tantôt elle aurait pu partir une heure plus tôt. Comme je suis rarement à la maison, je ne puis précisément choisir mon jour ni mon heure, et la seconde raison, qui est la meilleure, c’est que je ne puis trouver Piron qu’à de certains moments pour lui porter mes lettres. Encore quelquefois ne s’y trouve t-il pas, et alors, si la lettre n’est pas très pressée, j’attends au lendemain ; sinon je suis obligé de la mettre à la poste purement et simplement.

Au reçu de la lettre où tu me donnes des instructions relativement à la location de l’appartement1 (je l’ai reçue vendredi soir), je suis allé samedi matin chez les personnes qui avaient parlé de louer. Mais ils m’ont dit qu’ils ne voudraient mettre à leur loyer que 1500 francs compris les impôts des portes et fenêtres et le sou pour livre du portier ; ce qui ne fait comme tu vois que 50 francs en sus du prix de l’appartement, pour ces deux articles. Cela m’a paru un peu bas, mais ce qui m’a surtout dégoûté c’est qu’à présent ils ne veulent plus louer qu’au mois d’octobre. Après en avoir délibéré avec l’oncle et la cousine, nous avons conclu à refuser. Il serait très difficile de trouver à louer encore pour six mois cet appartement. C’était une occasion unique. Le locataire qui vient de s’en aller2 n’avait loué pour si peu de temps que parce qu’on faisait des réparations à son hôtel, et pour être à portée de les surveiller. D’ailleurs, dans la saison où nous entrons, tout le monde va à la campagne. On est venu le voir hier ; je crois qu’il doit venir encore quelqu’un aujourd’hui.

J’ai reçu avec ta lettre la feuille double de ton livre3. Je l’ai portée sur le champ au libraire, qui m’a dit de repasser hier, ou ce matin pour reprendre celle qui manque et qu’il m’a promis de se procurer. Je vais y passer tout à l’heure avant de porter ma lettre à la grande poste, et elles partiront ensemble.

Par exemple une chose qui est bien de ma faute, c’est que j’avais oublié de te parler de la visite à M. de Chauvelin4 qui a été faite à Pâques quand Charles est sorti ; et quoi qu’il fut encore de bonne heure, le valet de chambre répondit que M. de Chauvelin était déjà parti pour la Chambre. Peut-être y va-t-il avant l’heure pour se préparer ; ou peut-être était-il très occupé et n’a-t-il pas pu se déranger. Pour l’abonnement de La Minerve, je crois avoir glissé dans ma dernière lettre un petit billet par lequel je t’annonçais que La Minerve n’existait plus5. Je venais de l’apprendre à l’instant. Je croyais l’abonnement renouvelé depuis longtemps. De sorte que ce sont 14 francs de plus que tu comptes dans l’argent que j’ai encore à mon beau-frère. Je te dirai en passant que le menuisier est encore venu me faire ses doléances ; et que j’ai été obligé d’imaginer je ne sais quoi pour l’éconduire. Il paraît qu’il tient à avoir son argentX. Le marchand de papier à qui j’avais donné 25 francs à compte sur le reste de son mémoire et à qui il ne reste plus dû que 25 francs6 est venu aussi chez mon oncle, ainsi que le serrurier7. Il n’a pas été question jusqu’ici, dans l’argent que m’a envoyé mon beau-frère, du maître d’armes de Charles8. Voici les notes de trimestre de ce cher neveu9, que j’ai reçues récemment. Elles sont assez ridicules.

« Conduite : assez bonne, encore trop de légèreté. Une seule fois de l’indocilité. Mena[cé] d’une puni[tion], il s’est permis de dire qu’il n’y tenait pas. On la lui a fait subi[r] jusqu’à ce [qu’il] déclarât qu’il y tenait. Santé : bonne. Aucune indisposition. Il a continué de suivre la classe de seconde. Il ne manque pas de bonne volonté cette année, mais son travail est mou. Il s’abandonne trop souvent à la nonchalance. Il a des facultés. Mais son indolence perce à chaque instant dans ses devoirs qui présentent de beaux traits, au milieu des phrases les plus faibles et les plus négligées. Il suit le cours d’histoire avec assez de fruit. Nous croyons qu’il pourrait s’y distinguer davantage. Dessin : il ne s’y est pas assez appliqué ce trimestre, aussi des progrès y ont-ils été très faibles. Nous ne sommes pas au total mécontents du jeune Verninac, cette année [é]tant incomparablement mieux que la précédente ».

Une de mes craintes est que grâce à ma qualité de locataire10 je vais être pris pour la garde nationale. C’est une chose qui me contrarierait beaucoup et je ne sais trop avec tout cela comment l’éviter au premier recensement qu’il leur plaira de faire ; car je suis on ne peut plus domicilié. Dis-moi si tu imagines quelque chose.

Je n’avais rien appris de Mme Lavallette que par les journaux. J’ai su seulement dernièrement et par hasard qu’elle était bien réellement folle et qu’elle était à ce qu’on croyait dans une maison de santé. Cela est bien triste et bien fâcheux.

Adieu ma chère sœur. Je te promets plus d’exactitude et t’embrasse de tout mon cœur ainsi que mon beau-frère.

E. Delacroix

Je rouvre ma lettre à la poste. Le libraire n’a pu encore se procurer la feuille qui manque. D’ici à deux ou trois jours, j’espère qu’elle partira.

[renvoi en marge gauche, signalé dans le texte par une croix] J’ai risqué de le lui faire espérer pour dans une quinzaine de jours11.


1 De l’hôtel d’Henriette et Raymond de Verninac au 114, rue de l’Université à Paris, dont Delacroix s’occupait d’assurer la sous-location.
2
Selon André Joubin, il s’agirait de la duchesse de Brancas, ce qui est clairement erroné. Ici en effet, il est plutôt question du locataire saxon évoqué dans les lettres à Henriette des 29 novembre 1819, 5 janvier et 12 février 1820, personnage que nous supposons être Friedrich Christian Ludwig Senfft von Pilsach (1774-1853).
3
À ce sujet, voir aussi la lettre à Henriette du 7 avril 1820.
4
Peut-être François-Bernard de Chauvelin (1766-1832), député de la Côte-d’Or de 1817 à 1823 puis de 1827 à 1829.Voir la lettre du 6 décembre 1820.
5
La Minerve française, journal auquel collaborèrent notamment Benjamin Constant (1767-1830) et Pierre Louis de Lacretelle (1751-1824), paraît de février 1818 à mars 1820. Il est question de l’abonnement à cette publication dans les lettres à Henriette des 13 janvier et 11 avril 1820.
6
La première partie de ce règlement avait été évoquée par Delacroix dans la lettre à sa sœur du 25 février ainsi que dans le carnet de comptes qu’il tient à cette époque. Le tout est finalement soldé le 20 mai (Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 1434 et 1436).
7
Le serrurier sera payé le mois suivant. Delacroix note alors dans son carnet de comptes : « Le 25 mai, payé au serrurier pour reste de son mémoire 25 francs. Pris dans l’argent de mon beau-frère 20 francs qui restaient. Pris les autres 5 francs dans l’argent de ma sœur […] » (Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 1436).
8
Le 6 mars, Delacroix mentionnait, dans son carnet de comptes, un paiement au maître d’armes de Charles de Verninac (Journal, Hannoosh, t. II, p. 1435).
9
Charles de Verninac était scolarisé au Lycée impérial.
10
Delacroix venait de déménager au 22, rue de la Planche, où le bail avait été passé en son nom.
11
Le menuisier sera payé en mai. Delacroix note alors dans son carnet de comptes : « donné au menuisier sur l’argent de mon beau-frère 40 » (Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 1435).

Transcription originale

Page 1

À Madame

Madame Verninac

Poste restante.

À Mansle.

Charente.

Page 2

[complément en haut à gauche] Je rouvre ma lettre à la Poste. Le libraire n’a pu
encore se procurer la feuille qui manque. D’ici à deux    Le 19 avril 1820.
ou trois jours, j’espère qu’elle partira. –

 

Tes reproches sont bien justes, ma chère sœur : trop justes.
J’ai beaucoup à faire pour devenir un homme exact et rangé. Je crois
chaque fois que je t’écris, t’avoir dit tout ce que j’avais à te dire, et à peine
la lettre est elle fermée que je me rappelle quelque négligence de ma part. Il
y a pourtant quelques articles sur lesquels je suis un peu excusable. Tu
me dis par exemple, entr’autres choses, que je n’ai pu encore me fourrer
dans la tête le jour du courrier, de sorte que tantot ma lettre, ne part que
le lendemain du jour où elle a été écrite : tantôt elle aurait pu partir une
heure plus tôt. Comme je suis rarement à la maison, je ne puis precisement
choisir mon jour ni mon heure et la seconde raison qui est la meilleure,
c’est que je ne puis trouver Piron qu’à de certains moments pour lui porter
mes lettres. Encore quelques fois ne s’y trouve t il pas et alors, si la lettre
n’est pas très pressée, j’attends au lendemain ; si non je suis obligé de la
mettre à la poste purement et simplement.

Au reçu de la lettre où tu me donnes des instructions relativement
à la location de l’appartement (je l’ai reçue vendredi soir) je suis allé
samedi matin chez les personnes qui avaient parlé de louer. Mais ils
m’ont dit qu’ils ne voudraient mettre à leur loyer que 1500 fr. compris les
impots des portes et fenêtres et le sou pour livre du portier : ce qui ne
fait comme tu vois que 50 francs en sus du prix de l’appartement, pour ces
deux articles. Cela m’a paru un peu bas, mais ce qui m’a surtout degoute

Page 3

C’est qu’à présent, ils ne veulent plus louer qu’au mois d’octobre.
après en avoir déliberé avec l’oncle et la cousine, nous avons conclu
à refuser. [un mot barré] Il serait très difficile de trouver à louer encore pour
six mois cet appartement. C’était une occasion unique. Le locataire
que [mots barrés] qui vient de s’en aller [six mots interlinéaires] n’avait loué pour si peu de temps
que parcequ’on fesait des réparations à son hotel, et pour etre à
portée de les surveiller. D’ailleurs dans la saison où nous entrons, tout
le monde va à la Campagne. [mots barrés] on est venu le voir hier : je crois
qu’il doit venir encore quelqu’un aujourd’hui.

J’ai reçu avec ta lettre la feuille double de ton livre. je l’ai
portée sur le champ au libraire, qui m’a dit de repasser hier, ou ce
matin pour reprendre celle qui manque et qu’il m’a promis de se
procurer. Je vais y passer tout à l’heure avant de porter ma lettre à la
grande poste, et elles partiront ensembles.

Par exemple une chose qui est bien de ma faute, c’est que j’avais oublié
de te parler de la visite à Mr. de Chauvelin qui a été faite
à Pâques quand Charles est sorti ; et quoi qu’il fut encore [mot barré]
de [mot barré] bonne heure, le valet de chambre répondit que Mr de
Chauvelin était déjà parti pour la chambre. Peut-être y va-t il avant
l’heure pour se préparer : ou peut-être était il très occuppé et n’a t il
pas pu se deranger. Pour l’abonnement de la minerve, je crois avoir
glissé dans ma derniere lettre un petit billet par lequel je t’annoncais
que la minerve n’existait plus. je venais de l’apprendre à l’instant.

Page 4

Je croyais l’abonnement renouvellé depuis longtemps. De sorte que ce
sont 14 fr de plus que tu comptes dans l’argent que j’ai encore à mon
beau frere. – je te dirai en passant que le menuisier est encore venu
me faire ses doleances ; et que j’ai été obligé d’imaginer je ne sais quoi pour
l’econduire. il parait qu’il tient à avoir son argentX. Le M° de papier à qui
j’avais donné 25 francs à compte sur le reste de [trois mots interlinéaires] son mémoire et à qui il ne reste plus [un mot interlinéaire] du
que 25.fr est venu aussi chez mon oncle, ainsi que le serrurier. – Il n’a
pas été question jusqu’ici dans l’argent que m’a envoyé mon beau frère, du
Mtre. d’armes de Charles. – voici les notes de trimestre de ce cher neveu,
que j’ai reçues recemment. Elles sont assez ridicules.

conduite, assez bonne : encore trop de legereté. Une seule fois de l’indocilité. mena[cé]
d’une puni[tion] il s’est permis de dire qu’il n’y tenait pas. on la lui a fait subi[r]
jusqu’à ce [qu’il] declarat qu’il y tenait – Santé bonne. aucune indisposition.
Il a continué de suivre la classe de seconde. Il ne manque pas de bonne volonté cette
année : mais son travail est mou. Il s’abandonne trop souvent à la nonchalance. Il
a des facultés. Mais son indolence perce à chaque instant dans ses devoirs qui présentent
de beaux traits, au milieu des phrases les plus faibles et les plus négligées _ Il suit le
cours d’histoire avec assez de fruit. nous croyons qu’il pourrait s’y distinguer davantage,
Dessin
. il ne s’y est pas assez appliqué ce trimestre, aussi des progrès y ont-ils été très
faibles. – nous ne sommes pas au total mécontents du jeune Verninac. Cette année
tant incomparablement mieux que la précedente. –

Une de mes craintes est que grâces à ma qualité de locataire je vais etre pris pour
la garde nationale. C’est une chose qui me contrarierait beaucoup et je ne scais trop avec
tout cela comment l’éviter au premier recensement qu’il leur plaira de faire ; car je
suis on ne peut plus domicilié. Dis moi si tu imagines quelque chose.

Je n’avais rien appris de Mde Lavallette que par les journaux. j’ai scu seulement
dernierement et par hazard qu’elle était bien reellement folle et qu’elle était à ce
qu’on croyait dans une maison de santé. cela est bien triste et bien fâcheux.

adieu ma chère sœur. je te promets plus d’exactitude et t’embrasse de tout mon
cœur ainsi que mon beau frere.          E. Delacroix –

[en marge gauche] x j’ai risqué de le lui faire esperer pour dans une quinzaine de jours

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