Lettre à George Sand, 17 septembre 1840

  • Cote de la lettre ED-IN-18XX-SEPT-17-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 17 Septembre 18[40]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. II, p. 59-61. L’Art vivant, 1er juillet 1930, p. 525. Alexandre, 2005, p. 100-102.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,8x26,8
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 16
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Transcription modernisée

Valmont 17 septembre [1840]1

 

Chère amie, cela vous surprend-il de me voir vous écrire ? Non, n’est-ce pas ? J’ai sur le cœur d’être parti sans vous avoir embrassée, et vous trouverez à la fin de cette lettre une foule de petits ronds sympathiques que j’ai couverts de baisers, comme feu Lafarge2, en espérant que vous en feriez autant pour me dédommager. Sérieusement, voici ce qui est arrivé : j’ai été dans la journée vous voir ; comme une ingrate que vous êtes, après m’avoir dit que je vous trouverais, vous étiez absente, et le soir j’ai eu une foule de paquets et de courses pour toutes sortes de choses auxquelles je n’ai pensé qu’au dernier moment. Baisez donc mes petits ronds, je vous en prie, en souvenir de moi. [3 ronds dessinés]

Ceci n’est pas pour vous extorquer un bout de réponse. Vous devez avoir les plumes et le papier en horreur et vous m’avez dit que cette horreur allait croissant. Je le crois sans peine. Ne vous gênez donc pas. Ne me sachez pas non plus trop de gré de vaincre ma paresse pour vous écrire. Je m’ennuie souvent ici, quoique j’y sois depuis peu de temps, et j’ai été saisi d’une envie furieuse de vous parler. Ah ! que vous aimeriez cependant cet endroit où je m’ennuie malgré sa beauté et peut-être à cause de sa beauté ! Cette tristesse et cette beauté de la nature vous bouleversent bien autrement que les tristesses de Paris où le trivial, le mesquin, le ridicule vous forcent à rire de la vie plus qu’à déplorer la nécessité de vivre. Ces beaux arbres, ces belles eaux me jettent dans une émotion qui me prépare à quelque chose qui ne vient pas : tout cela vous remue sans fruit. L’imagination, ravie, n’est pourtant pas satisfaite. Je regrette alors ce tourbillon dans lequel l’esprit n’a pas le temps de voir ce vide, ce grand noir que nous portons au-dedans de nous. Les grands spectacles vous laissent bien plus misérables. Vous seule avez bien décrit cela3. Il me semble que c’est aussi l’impression qui vous domine devant la nature, cette cruelle, cette adorable amie. Dans la jeunesse, il s’ajoute au bout de cette mélancolie un espoir sans fin qui vous console jusqu’à un certain point. Plus tard, on ne sent que le poids de tout cela. Cela promet-il qu’on s’aimera, qu’on se possédera ailleurs, sans ce trouble et cette inquiétude qui accompagnent les plus doux moments ? Les bois, les fontaines me le disent. Cette inquiétude tient à un élément qu’il faut dépouiller avant d’être pénétrés sans mélange de toute la volupté à laquelle notre âme aspire.

Chère amie, j’ai été interrompu au plus beau moment et, comme Petit Jean4, je ne sais plus où j’en suis avec mon âme qui demande à la vôtre un peu d’indulgence pour ses rêveries. En attendant cette immortalité de bonheur dont je me flattais tout à l’heure, accordez-moi et conservez-moi dans votre affection toute celle que vous pouvez me donner dans cette vie passagère. Vous n’aurez pas affaire à un ingrat, je vous assure. Pardonnez-moi donc mon éloquence et croyez plus que jamais au plaisir que j’ai à me rappeler les moments où je vous vois.

Adieu, bonne chère. Ne pensez pas trop à la nature. Pensez à moi, à tous ceux qui vous aiment.

Eugène Delacroix

Embrassez Chopin pour moi et présentez mes respects à Solange.

Je me rappelle aussi au souvenir de Madame Marliani.

J’écris avec une plume trop fine qui me fait faire des pattes de mouche dont je vous demande pardon.

Chez M. Bataille à Valmont, Seine-inférieure

 


1 Le séjour du peintre à Valmont et l’évocation de l’affaire Lafarge permettent d’avancer l’année 1840.
2 Affaire judiciaire dont le procès se tient devant la Cour d’assises de Tulle (Corrèze) du 3 au 19 septembre 1840. Marie Lafarge, née Capelle, est accusée d’avoir empoisonné à l’arsenic son époux, Charles, maître des Forges du Glandier (Corrèze). La presse se fait l’écho d’un procès qui passionne l’opinion publique jusqu’à Paris, tant par les nombreuses expertises scientifiques pour démontrer l’empoisonnemt que par l’identité de l’accusée, supposée être la petite-fille illégitime de Philippe Egalité, père du roi Louis-Philippe alors au pouvoir. George Sand suit le procès avec attention.  Dans une lettre à Delacroix du 23 septembre 1840, elle s’émeut du jugement estimant qu’il n’y eut jamais affaire "plus mystérieuse, plus confuse, plus mal menée, plus sèchement plaidée, plus salement poursuivie par le ministère public et plus atrocement dénouée" (Alexandre, 2005, p. 102-104). Marie Lafarge est condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Graciée en 1852, elle meurt la même année.
3 Dans deux romans : Indiana en 1832 et Lélia en 1833 mais surtout dans Lettres d’un voyageur en 1837 (Alexandre, 2005, p. 232, n. 1 de la page 101).
4 Personnage de Cosima (voir n. 1 de la lettre du 26 mars 1840).

Transcription originale

Page 1

Valmont 17 7br


Chère amie, cela vous surprend-il de
me voir vous écrire ? non - n’est ce pas ?
j’ai sur le cœur d’être parti sans vous
avoir embrassée et vous trouverez à la
fin de cette lettre une foule de petits ronds
sympathiques que j’ai couverts de baisers
comme feu Lafarge en espérant que vous
en feriez autant pour me dédommager.
Serieusement voici ce qui est arrivé : et [mot barré]
j’ai été dans la journée vous voir. Comme
une ingrate que vous êtes, après m’avoir
dit que je vous trouverais, vous étiez absente,
et le soir j’ai eu une foule de paquets
et de courses pour toutes sortes de choses
auxquelles je n’ai pensé qu’au dernier
moment. baisez donc mes petits ronds
je vous en prie en souvenir de moi. [3 ronds dessinés]

Ceci n’est pas pour vous extorquer

 

Page 2

un bout de réponse. Vous devez avoir
les plumes et le papier en horreur et
vous m’avez dit que cette horreur allait
croissant. Je le crois sans peine. ne vous
genez donc pas. Ne me sachez pas non plus
trop de gré de vaincre ma paresse pour
vous écrire. Je m’ennuie souvent ici
quoique j’y sois depuis peu de temps et
j’ai été saisi d’une envie furieuse de
parler à vous. - ah ! que vous aimeriez
cependant cet endroit où je m’ennuie
malgré sa beauté et peut etre à cause de sa
beauté. Cette tristesse et cette beauté de
la nature vous bouleversent bien autrement
que les tristesses de Paris où le trivial, le
mesquin, le ridicule vous forcent à rire
de la vie plus qu’à déplorer la necessité de
vivre. Ces beaux arbres, ces belles eaux me
jettent dans une émotion qui me prépare
à quelque chose qui ne vient pas : tout cela
vous remue sans fruit : l’imagination ravie

 

Page 3

n’est pourtant pas satisfaite. Je regrette
alors ce tourbillon dans lequel l’esprit
n’a pas le temps de voir ce vide, ce grand
noir que nous portons au dedans de nous.
Les grands spectacles vous laissent bien plus
misérables. Vous seule avez bien décrit cela :
Il me semble que c’est aussi l’impression
qui vous domine devant la nature, cette
cruelle, cette adorable amie. Dans la jeunesse
il s’ajoute au bout de cette mélancolie un
espoir sans fin qui vous console jusqu’à
un certain point. Plus tard on ne sent que
le poids de tout cela. Cela promet il qu’on
s’aimera, qu’on se possédera ailleurs sans ce
trouble et cette inquiétude qui accompagne
les plus doux moments. Les bois, les fon-
-taines me le disent. Cette inquiétude tient
à un élément qu’il faut dépouiller avant
d’être pénétrés sans mélange de toute la
volupté à laquelle notre ame aspire.

Chère amie. j’ai été interrompu au plus
beau moment et comme petit jean je ne sais
plus où j’en suis avec mon ame qui demande

 

Page 4

à la vôtre un peu d’indulgence pour ses
rêveries. En attendant cette immortalité
de bonheur dont je me flattais tout à l’heure
accordez moi et [mot interlinéaire puis mot barré illisible] conservez moi dans votre
affection toute celle que vous pouvez me donner
dans cette vie passagère. Vous n’aurez pas
affaire à un ingrat je vous assure. Par-
-donnez moi donc mon eloquence et croyez
plus que jamais au plaisir que j’ai à me
rapeller les moments où je vous vois.
Adieu bonne chère. Ne pensez pas trop à
la nature. Pensez à moi, à tous ceux qui
vous aiment.

EugDelacroix

Embrassez Chopin pour moi, et présentez
mes respects a Solange.

Je me rapelle aussi au souvenir
de Mad. Marliani. –
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j’écris avec une plume trop fine qui me fait faire des
pattes de mouche dont je vous demande pardon.

Chez M. Bataille à
Valmont Seine inférieure

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