Lettre à Henriette de Verninac, 7 juin 1822

  • Cote de la lettre ED-IN-1822-JUIN-07-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire
  • Date 07 Juin 1822
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. V, p. 126-129.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 22,9x36,8
  • Cachet de cire Oui
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 241, pièce 54
  • Œuvre concernée Barque de Dante (la)
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Transcription modernisée

A Madame Veuve Verninac
Poste restante
A Mansle, Charente

Le 7 juin 1822.

Il est vrai, mon cher Charles, que je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps. La paresse y est bien un peu pour quelque chose. En second lieu, n’y ayant rien de statué sur la position ennuyeuse où je suis maintenant, je reculais à vous écrire jusqu’au moment où j’aurai du neuf à vous apprendre. Cependant il est bon de s’écrire, qu’on ait des nouvelles ou non, et je commençais à trouver le temps bien long depuis que je n’avais reçu des vôtres. J’ai vu tout récemment la bonne tante Bornot, dont je viens de faire le portrait qu’elle me demandait depuis si longtemps, et pendant que je suis sur son chapitre, il faut que je répare un oubli des plus condamnables dont je me trouve coupable. C’est qu’environ la fin de mars dernier, la tante m’apporta une volumineuse lettre de sa composition dans laquelle, après avoir témoigné à ma sœur tous ses bons sentiments, elle s’étend en détails peu intéressants, mais susceptibles d’enfler le port de lettre, sur sa vie habituelle et comme quoi elle fait la cuisine à son petit-fils quand elle vient à Paris. J’avais toujours jugé inutile d’envoyer cette lettre, seulement en en donnant avis ; toutes ces malheureuses affaires sont venues à la traverse qui m’ont fait perdre cela de vue. Il y a pourtant un article qui pourrait avoir de l’intérêt et qui est ainsi conçu : "Pour l’affaire de ma nièce Flise, sans doute que vous avez fait réponse à notre cousin, le curé de Revigny ; ma sœur1, la mère du général, lui ayant vendu la part, il pourra de même lui vendre l’autre". Comme il n’y a ni points ni virgules, il est très difficile de savoir ce qu’elle veut dire sans être au courant de l’affaire ; sans doute ma sœur le comprendra. Je voulais aussi demander à ta mère, si elle ne jugeait pas à propos de faire part de notre malheur à nos cousins Bataille, Jacquinot, etc.

J’ai fait les recherches de papiers convenables. J’ai trouvé le contrat de mariage dans le carton marqué n° 12 et je ne l’avais pas envoyé jusqu’ici parce que je pensais qu’il suffisait de l’envoyer par M. Lacan avec les autres papiers demandés. Je te l’envoie. Je n’ai trouvé dans ce carton que cette pièce, ainsi qu’une lettre de M. Belloni2 et des quittances de M. Delahaye3. Quant au reste, je ne sais où le prendre car il n’y a pas un seul papier dans la boîte aux bijoux. Je me propose de chercher dans le grand écritoire de mon beau-frère où peut-être seront-ils.

J’ai reçu deux lettres de mon frère dans lesquelles il me presse, avec les plus vives instances, de passer par chez lui en allant à la Forêt. Vous ne craindrez pas, j’espère, qu’aucun mauvais résultat puisse venir de cette entrevue où je n’aurai d’autre soin que de lui inspirer des sentiments de modération qu’il m’annonce dans sa lettre, et que malheureusement celles que vous avez reçues ne confirment pas. Quant à moi, j’ai donné procuration à M. Lacan pour agir en mon nom4. C’est assez t’assurer que je ne changerai pas de conduite. Ce retard sera court. Je suis sur le point de conclure pour le prix de mon dernier tableau que M. de Forbin me fait vendre, je ne sais encore à quelles conditions5. Dieu veuille que j’en sois payé de suite. Si non, je n’attendrais pas cela et me dépêcherais de mettre en état ce maudit appartement que je crains bien de ne pas louer dans cette saison où l’on va à la campagne6. Je m’en étais occupé en conséquence de l’espoir de louer à des Anglaises de la connaissance de Melles O’Fareill7. Elles demandaient peu de choses. Maintenant elles ont loué ailleurs, ce qui m’obligera peut-être à prendre de nouvelles dispositions. Peut-être, s’il se présente quelqu’un sera-t-on plus exigeant pour le linge, etc. Ma sœur m’avait parlé d’une femme qui devait m’être envoyée de Rochefort et je n’en ai aucune nouvelle.

Quelle chaleur étouffante il fait ici ! Vous devez rôtir là-bas. On ne sait ici où se fourrer. Je n’envisage pas sans effroi mon voyage8. La diligence par ce temps-là est quelque chose d’effrayant. Comme il est écrit dans ma destinée que je ne ferai jamais rien à propos, voilà le beau temps de la Forêt qui va être passé sans que nous soyons réunis. Je n’en suis pas le moins affligé, chère sœur et cher neveu. Je suis ici comme un corps sans âme et je m’y ennuie bien fort. J’ai eu fort à me louer de M. de Forbin qui a donné à mon tableau une excellente place et qui me met en marché p[our] le vendre9. Cela ne saurait arriver plus à propos. Je n’e[ntends] p[as] parler de M. Lacan. Je n’ose guère aller le déranger pour ce qu’il doit avoir assez présente l’importance de sa présence auprès de vous. Écrivez-moi ce qu’il vont marque et s’il se décide enfin. Ce sont des masses à soulever que ces hommes-là. Je crois bien que voilà à peu près tout ce dont j’avais à vous parler. Adieu donc, et je me presse de porter cela à la poste pour tâcher de faire poster sous bande le volumineux contrat de mariage ci-joint.

Adieu ma chère sœur et mon cher Charles. Je vous embrasse tous deux de tout mon cœur. Plaignez-moi d’être encore si loin de vous, quand par la bizarrerie des circonstances je m’ennuie tellement ici et je désirerai si ardemment en être loin.

E. Delacroix

Avez-vous un cuir à rasoir un peu bon ?


1 Identifiée par A. Joubin comme Marie-Jeanne-Rosalie Delacroix (1739-1841) (Joubin, t. V, p. 127).
2 Non identifié.
3 Avoué de la famille Delacroix.
4 La mort soudaine de Raymond de Verninac en avril 1822 a obligé sa veuve à mettre en vente leur propriété de la forêt de Boixe afin de solder les dettes de la famille.
5 La Barque de Dante que Delacroix avait présentée au Salon au printemps 1822. Dans une lettre à l’Inspecteur général des musées du 1er juin 1822, Delacroix en propose 2400 francs (Joubin, t. V, p. 143).
6 Au 114 rue de l’Université à Paris. Gênée financièrement, la famille Delacroix sous-loue cet appartement.
7 Non identifiée.
8 Delacroix prévoit de gagner le domaine de Boixe en Charente à la fin du mois de juillet.
9 La Barque de Dante.

 

 

Transcription originale

Page 1

à Madame

Madame Ve Verninac

Poste restante

à Mansle

Charente

Page 2

Le 7 juin 1822.

Il est vrai, mon cher Charles, que je ne vous ai pas ecrit
depuis quelque temps. La paresse y est bien un peu pour quelquechose.
En second lieu n’y ayant rien de statué sur la position ennuyeuse
où je suis maintenant, je reculais à vous écrire jusqu’au moment
où j’aurais du neuf à vous apprendre. Cependant il est bon de s’écrire
qu’on ait des nouvelles ou non et je commençais à trouver le
temps bien long depuis que je n’avais reçu des vôtres. J’ai vu tout
recemment la bonne tante Bornot dont je viens de faire le
portrait qu’elle me demandait depuis si longtemps et pendant que
je suis sur son chapitre, il faut que je repare un oubli des plus
condamnables dont je me trouve coupable. C’est qu’environ
la fin de mars dernier, La tante m’apporta une volumineuse
lettre de sa composition dans laquelle après avoir temoigné à ma
sœur tous ses bons sentiments elle s’etend en details peu interessans
mais susceptibles d’enfler le port de lettre, sur sa vie habituelle et [1 mot raturé]
comme quoi elle fait la cuisine à son petit fils quand elle vient a Paris.
[2 mots raturés] javais toujours jugé inutile d’envoyer cette lettre, seulement en en donnant]
avis : toutes ces malheureuses affaires sont venues à la traverse qui m’ont
fait perdre cela de vue. Il y a pourtant un article qui pourrait avoir de
l’intérêt et qui est ainsi conçu : Pour l’affaire de ma nièce Elise, sans
doute que vous avez fait reponse à notre cousine, Le curé de Revigny
ma sœur la mere du general lui ayant vendu la part, il pourra de
même lui vendre l’autre
. Comme il n’y a ni points ni virgules, il est très

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difficile de savoir ce qu’elle veut dire sans etre au courant de l’affaire ; sans doute
ma sœur le comprendra. je voulais aussi demander à ta mère, si elle ne
jugeait pas à propos de faire part de notre malheur à nos cousins Bataille
Jacquinot &…. J’ai fait les recherches de papiers convenables. jai
trouvé le contrat de mariage dans le carton marqué n° 12. et je
ne l’avais pas envoyé jusqu’ici parceque je pensais qu’il suffisait de
l’envoyer par Mr. Lacan avec les autres papiers demandés je te l’envoye.
Je n’ai trouvé dans ce carton que cette pièce ainsi que une lettre de Mr.
Belloni et des quittances de Mr. Delahaye. quand au reste, je ne scais où
le prendre car il n’y a pas un seul papier dans la boëte aux bijoux. je me
propose de chercher dans le grand écritoire de mon beaufrère où peut être
seront-ils. J’ai reçu deux lettres de mon frère dans lesquelles il me
presse avec les plus vives instances de passer par chez lui en allant à
la forêt. Vous ne craindrez pas j’espère, qu’aucun mauvais resultat puisse
venir de cette entrevue, où je n’aurai d’autre soin que de lui inspirer des
sentiments de moderation qu’il m’annonce dans sa lettre, et que malheureusement
celles que vous avez reçues ne confirment pas. quand à moi, j’ai donné procuration
à Mr. Lacan pour agir en mon nom : C’est assez t’assurer que je ne changerai
pas de conduite. Ce retard sera court. [plusieurs mots raturés] Je suis sur le point de
conclure pour le prix de mon [1 mot raturé] dernier tableau que Mr. de forbin me fait vendre]
je ne scais encore à quelles conditions. Dieu veuille que j’en sois payé de suite.
Si non je n’attendrais pas cela et me depecherais de mettre en etat ce maudit
appartemment que je crains bien de ne pas louer dans cette saison où l’on
va à la campagne. je m’en etais occupé, en consequence de l’espoir de
louer à des anglaises de la connaissance de Melles ôfareill. Elles demandaient
peu de choses : maintenant elles ont loué ailleurs, ce qui m’obligera peutêtre
à prendre de nouvelles dispositions. Peut etre, s’il se presente quelqu’un sera t’on
plus exigeant pour le linge &. Ma sœur m’avait parlé d’une

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femme qui devait m’etre envoyée de Rochefort et je n’en ai aucunes
nouvelles. Quelle chaleur étouffante il fait ici. Vous devez
rotir là bas. on ne scait ici où se fourrer. je n’envisage pas sans
effroi mon voyage. La diligence par ce temps là est quelque
chose d’effrayant. Comme il est ecrit dans ma destinée que
je ne ferai jamais rien à propos, voila le beau temps de la foret qui va
être passé sans que nous soyons réunis. Je n’en suis pas le moins
affligé, chere sœur et cher neveu. Je suis ici comme un corps sans ame
et je m’y ennuie bien fort. J’ai eu fort à me louer de Mr de forbin qui
a donné à mon tableau une excellente place et qui me met en marché
p[our] le vendre. Cela ne saurait arriver plus à propos. Je n’e[ntends]
p[as] parler de Mr Lacan. Je n’ose guères aller le deranger pour ce
qu’il doit avoir assez presente l’importance de sa presence auprès de
vous. Ecrivez moi ce qu’il vont marque et s’il se decide enfin. Ce
sont des masses à soulever que ces hommes là. Je crois bien que voila
à peu près tout ce dont j’avais à vous parler. adieu donc et je me
presse de porter cela à la poste pour tacher de faire posté sous
bande le volumineux contrat de mariage ci-joint.

adieu ma chere sœur et mon cher Charles. je vous embrasse
tous deux de tout mon cœur. Plaignez moi d’etre encore si loin de
vous, quand par la bizarrerie des circonstances je m’ennuie tellement
ici et je desirerais si ardemment en etre loin.

E. Delacroix

- avez vous un cuir à razoire un peu bon.

 

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