Lettre à Henriette de Verninac, 1er mai 1820

  • Cote de la lettre ED-IN-1820-MAI-01-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Henriette de VERNINAC
  • Date 01 Mai 1820
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. V, p.47-51.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 25,7x40,8
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 241 pièce 14
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Transcription modernisée

A Madame
Madame Verninac
Poste restante
À Mansle
Charente.

Lundi 1er mai 1820.

Est-ce que tu me boudes ma chère sœur. Je ne reçois rien de toi ni de mon beau-frère : me gardes-tu quelque ressentiment pour quelqu’autre crime dont je suis peut-être coupable sans m’en douter. Mme Lamey qui est plus heureuse que moi, m’annonçait cependant une lettre. Toutes les fois que je rentre, je demande à la portière s’il n’y a rien pour moi et jamais il n’y a rien. Je pense au reste que tu dois maintenant trouver plus de distractions dans cette belle forêt1 toute verte et toute en fleurs que lorsqu’elle était dépouillée. Je me la figure admirable. Le jardin qui est sous mes fenêtres m’en donne une idée. Depuis que je suis seul, je suis devenu plus attentionné pour plusieurs choses. J’ai semé des graines de fleurs dans tous les pots de la maison : je vais même jusqu’à les arroser. Tous les matins quand je me lève, je regarde s’il n’y a pas quelque nouvel élève qui pointe au dessus de la terre. Tu dis à Mme Lamey que je ne te donne pas de détails sur ma vie. Je t’en donnerai. Tu as  pu voir par mes lettres antérieures que je me trouvais peu réjoui d’être toujours seul. Depuis quelque temps, je m’habitue à cet état qui [a]aussi ses avantages. Je me lève assez matin. J’étudie un peu mon clavecin2 ou je lis. Puis je déjeune frugalement. Comme je ne sais jamais qu’imaginer pour varier ce modeste repas, la portière m’achète presque toujours la même chose fromage et pain, pain et fromage. Ensuite je vais travailler soit au musée soit chez Mr. Guérin. Je suis dans ce moment assez en train et je ne perds pas mon temps. Quand arrive l’heure de dîner et que je suis seul je vais chez un restaurant modeste, où moyennant une trentaine de sols, plus ou moins selon l’appétit, je me fais mon repas solitaire. Il y a plusieurs endroits écononomiques où je vais habituellement. Ils sont situés dans différents quartier, de sorte que j’ai toujours sous ma main un de mes endroits accoutumés. Je dîne quelque soir avec un autre jeune homme3, qui est seul comme moi et dont les parents sont à Saint Germain. Alors nous allons chez un restaurateur plus distingué et en demandant chaque plat pour un, nous faisons un très bon dîner, qui ne nous coûte presque pas plus que mon ordinaire.Quand je suis un peu en fonds, je me permets le spectacle. Quand ils baissent, je m’abstiens ; et c’est l’histoire de la plupart du temps ; Car comme je suis obligé de mettre de côté 12fr chaque mois, pour mon maître d’armes ; je n’ai guère plus qu’il ne me faut. Je vais à ma salle trois fois par semaine, ce qui occupe une bonne partie de mes soirées ; je vois souvent Pierret et Félix chez qui je dîne quelques soirs. Je vais aussi chez l’oncle et la cousine, chez qui je ne dîne que les jours où Charles sort. Voilà en gros la vie que je mène ; et on peut être plus à plaindre. Que ne puis-je n’avoir à te parler dans mes lettres que de toutes ces choses ou de ce qui t’intéresse. Toutes ces affaires qui viennent à la traverse attristent notre correspondance. Je n’ai jamais à te parler que des gémissements de MMr les ouvriers non payés et de l’appartement qui ne se loue pas. On vient assez souvent le voir. Mais toujours l’éternelle objection, que s’il y avait une ou deux pièces de maîtres de plus on s’en accomoderait. Les deux chambres du second tentent tous ceux qui en ont connaissance. Cela est bien contrariant. Le serrurier et le marchand de papiers qui vont très souvent chez mon oncle, y ont fait dernièrement une scène des plus désagréables et le menuisier, à qui j’avais taché de faire prendre patience en lui promettant son argent très prochainement, est venu faire une autre criaillerie chez la portière. Je ne scais plus trop que leur dire. Mon oncle chez qui ils vont plus souvent que chez moi ne manque pas avec sa délicatesse ordinaire de me faire une peinture de ce qu’il a [à] souffrir des réclamations et des emportemens continuels de tout ce monde là. – J’ai vu le domestique de Mme de Brancas, au sujet des volets de ta chambre et de la porte de cave qui avaient été laissés par ses maîtres. Il m’a dit que mon beau-frère avait fait estimer ces objets et que le prix en avait été convenu à trente-cinq ou quarante francs ; quand à ce que je lui ai dit que, les menus frais de réparations que nous avions été obligés de faire pourraient bien compenser cette dépense, il m’a représenté que toutes les réparations jusqu’aux moindres carreaux avaient été payés à Mme Cazenave4 et il m’en a apporté tous les mémoires.

Adieu ma chère sœur. Je suis bien fâché de t’attrister de toutes ces choses là. Ton Charles est sorti hier. Le proviseur en a l’air content. Il se porte parfaitement bien : je l’ai engagé à t’écrire bien souvent. Il paraît qu’il a beaucoup d’occupation. Il m’a appris la mort de notre pauvre Rambeau: quoiqu’il eût quelques travers dans le caractère, c’était je crois un animal d’honneurs je le regrette véritablement et te recommande celui qui reste5. Adieu je t’embrasse tendrement ainsi que mon beau-frère.

Eugène.

Mme Berton n’a rien de nouveau au sujet des miniatures.

 


1Henriette et Raymond de Verninac résident depuis 1819 dans la propriété familiale située dans la Forêt de Boixe à Mansle.
2 Il achète un clavecin et écrit : " ce noble et vaste instrument qui porte dans ma chambre une ombre de sept pieds et demi de long" (lettre du 12 février 1820).
3 Selon Joubin il s’agit de Raymond Soulier (Joubin, t. V, p. 49). Cela est confirmé par les récentes recherches d’Hannoosh :  la famille Soulier s’établit à Saint-Germain en Laye après leur retour de Londres (Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 2340).
4 Propriétaire de l’hôtel de la rue de l’Université.
5 Le second chien de chasse de la famille Verninac se nomme Soliveau ou Jolliveau. Delacroix le cite dans plusieurs lettres à Henriette: 11 avril 1820, 11 octobre 1821 et 14 décembre 1821.

Transcription originale

Page 1

A Madame
Madame Verninac
Poste restante

À Mansle
Charente.

 

Page 2

Lundi 1er. mai 1820.

Est-ce que tu me boudes ma chère sœur. je ne reçois rien de toi
ni de mon beau frère : me gardes tu quelque ressentiment pour quelqu’autre  crime qudont je suis peut être coupable sans m’en douter. Mde. Lamey qui est plus heureuse que moi, m’annonçait, cependant une lettre. Toutes les fois que je rentre, je demande à la portiere. S’il n’y a rien pour moi et jamais il n’y a rien. Je pense au reste que tu dois maintenant trouver plus de distraction dans cette belle foret toute verte et toute en fleurs que lorsqu’elle etait depouillée. Je me la figure admirable. Le jardin qui est sous mes fenêtres m’en donne une idée. Depuis que je suis seul, je suis [mot barré] devenu [interl.] plus attentionné pour plusieurs choses. J’ai semé des graines de fleurs dans tous les pots  de la maison : je vais même jusqu’à les arroser. Tous les matins quand je me lève, je regarde s’il n’y a pas quelque nouvel elève qui pointe au dessus de la terre. Tu dis à Mde Lamey que je ne te donne pas de details sur ma vie. Je t’en donnerai. Tu as [mot barré] pu voir par mes lettres anterieures que je me trouvais peu réjoui d’etre toujours seul.
Depuis quelque temps, je m’habitue à cet état qui aussi ses avantages.  Je me lève assez matin. j’etudie un peu mon clavecin ou je lis. Puis je déjeune frugalement. Comme je ne sais jamais qu’imaginer pour varier [9 mots interl.][ligne barrée] ce modeste repas, la portière m’achette presque toujours la [10 mots interl.] même chose fromage et pain, pain et fromage. Ensuite je vais travailler soit au musée soit chez Mr. Guerin. Je suis dans ce moment

 

Page 3

assez en train et je ne perds pas mon temps. D Quand arrive l’heure de diner et que je suis seul je vais chez un restaurant modeste, où moyennant une trentaine de sols, plus ou moins selon l’appetit, je me fais mon repas solitaire. Il y a plusieurs endroits econo-nomiques où je vais habituellement. Ils sont situés dans differents quartier, de sorte que j’ai toujours sous ma main un de mes endroits accoutumés. [mot barré] Je dine quelque soir avec un autre jeune homme, qui est seul comme moi et dont les parents sont à St Germain. alors nous allons chez un restaurateur plus distingué et en demandant chaque plat pour un, nous fesons un très bon diner, qui ne nous coute presque pas plus que mon ordinaire. quand je suis un peu en fonds, je me permets le spectacle. Quand ils baissent, je m’abstiens ; et c’est l’histoire de la plûpart du temps ; Car comme je suis obligé de mettre de coté 12fr chaque mois, pour mon mtre d’armes ; je n’ai guères plus qu’il ne me faut. je vais à ma salle trois fois par semaine [mot barré], ce qui occupe une bonne partie de mes soirées ; je vois souvent Pierret et felix chez qui je dine quelques soirs. Je vais aussi chez l’oncle et la cousine, chez qui je ne dine [mot barré] que les jours où Charles sort. Voila en gros la vie que je mène ; et on peut être plus à plaindre. que ne puis je [mot barré] n’avoir à te [interl.] parler dans mes lettres que de [interl.] toutes ces choses où de ce qui t’interesse. toutes ces affaires qui viennent à la traverse attristent [interl.][mots barrés] font de notre correspondance [mot barré]

 

Page 4

Je n’ai jamais à te parler que des gemissements de MMr les ouvriers non payés et de l’appartement qui ne se loue pas. On vient assez souvent le voir. Mais toujours l’eternelle objection, que s’il y avait une ou deux pieces de maitres de plus on s’en accomoderait. Les 2 chambres du second tentent tous ceux qui en ont connaissance. Cela est bien contrariant. Le serrurier et le Md de papiers [mot barré] qui [mot barré] vont très souvent chez mon oncle, y ont fait dernierement une scène des plus desagreables et le menuisier, à qui j’avais taché de faire prendre patience en lui promettant son argent [mot barré] très prochainement, est venu faire une autre criaillerie chez la portiere. Je ne scais plus trop que leur dire. Mon oncle chez qui ils vont plus souvent que chez moi ne manque pas avec sa delicatesse ordinaire de me faire une peinture de ce qu’il a souffrir des reclamations et des emportemens continuels de tout ce monde là. – J’ai vu le domestique de Mde de Brancas, au sujet des volets de ta chambre et de la porte de cave qui avaient été laissés par ses maîtres. Il m’a dit que mon beau frere avait fait estimer ces objets et que le prix en avait été convenu à trente cinq ou quarante francs ; quand à[mot barré] ce que je lui ai dit que, les menus frais de reparations que nous avions été obligés de faire pourraient bien compenser cette depense, il m’a representé que toutes les reparations jusqu’aux moindres carreaux avaient été payés à Mde Cazenave et il m’en a apporté tous les memoires.

Adieu ma chere sœur. je suis bien faché de t’attrister de toutes ces choses là. ton charles est sorti hier. le proviseur en a l’air content. Il se porte parfaitement bien : je l’ai engagé à t’écrire bien souvent. Il parait qu’il a beaucoup d’occupation. Il m’a appris la mort de notre pauvre Rambeau : quoiqu’il eût quelque travers dans le caractere, c’était je crois un animal d’honneurs je le regrette veritablement et te recommande celui qui reste. adieu je t’embrasse tendrement ainsi que mon beau frere. - Eugene.
Mde Berton n’a rien de nouveau au sujet des miniatures.

 

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