Lettre à Henriette de Verninac, 30 mai 1820

  • Cote de la lettre ED-IN-1820-MAI-30-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Henriette de VERNINAC
  • Date 30 Mai 18[20]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. V, p. 51-54.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 25,4x40,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 241 pièce 15
  • Données matérielles feuillet droit troué
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Transcription modernisée

A Madame
Madame Verninac
Poste restante
A Mansle
Charente

Le 30 mai [1820]

Voilà encore bien du temps, ma chère soeur, que je n’ai eu le plaisir de t’écrire. Tu seras moins surprise quand tu sauras ce qui m’en a empêché. Voilà à peu près un mois que j’ai entrepris un ouvrage qui me rapportera quelque petit benéfice.Ce sont des dessins de machines que je copie avec un jeune homme de ma connaissance1. Nous sommes obligés d’y travailler sans relâche, parce qu’il est nécessaire que nos copies soient déposées dans des bureaux le plus tôt possible. Par la manière dont mon temps est distribué, je n’ai littéralement pas le temps de faire autre chose. Comme je ne vais pas maintenant chez Mr. Guérin, et que j’ai supprimé mon maître d’armes, j’ai pris un maître de piano, avec lequel j’étudie le matin. Je vais ensuite au musée auquel je ne manque guère parce que j’y paie un échaffaudage fort cher ; le reste du temps est tout à la machine, et se trouve pris au point que j’ai à peine le temps d’étudier le clavecin quand le maître n’y est pas. Je t’écris cependant pour te prouver que je ne suis pas mort. Le temps court bien vite : encore quelques mois et tu reverras un grand bénêt de fils grandi de cinq ou six pouces et un autre homme cuivré maigre et barbu comme à l’ordinaire. Cela va me paraître singulier de ne plus avoir à penser ni à mon dîner, ni à la blanchisseuse, ni à la portière, ni aux ouvriers, ni à personne d’ennuyeux. Je commence pourtant à m’accoutumer merveilleusement à cette vie indépendante. Je vis comme une grenouille, sans savoir quelle heure il est. Ceci me rappelle en passant que ma montre est dans mon tiroir et que je n’ai pas encore payé Mr Laborie 2. Sitôt que je recevrai de l’argent de mes machines, je paierai ce brave homme3. J’avais bien compté employer une partie de cet argent qui me restera après quelques petites choses dont j’ai besoin à me faire faire :  au moins la moitié d’un habit, qui devient quelque chose de très nécessaire : car la redingote n’est plus qu’une guenille : mais je ne sais alors comment payer Mme. Oudot4. Il faudra aussi que je songe à un chapeau, car ce chapeau de soie que j’ai acheté en revenant de la forêt est une drogue qui n’a rien duré et qui a l’air maintenant d’un chapeau de surnuméraire. Mais c’est une dépense que je pourrais peut-être faire avec mes économies si j’étais un peu au courant pour les choses que je te dis. Je n’ai pas lu sans un effroi mortel la lettre où tu m’as dit que tu n’avais rien compris à mes comptes. J’y avais passé beaucoup de temps et j’avais cru t’envoyer le résumé le plus clair et le plus précis : s’il faut tout confesser, la crainte de les recommencer a peut-être un peu contribué à me faire reculer devant la réponse que j’avais à te faire. Je m’y mettrai néanmoins : mais je ne te promets pas beaucoup plus de lumières que la première fois.

La cousine devait partir le 31 pour Altkirk : elle a retardé son voyage, je crois jusqu’au 12. Je ne sais si elle t’en a parlé. Quand à l’article des bourses, cadenats etc... je n’aurai pas de peine j’espère à la voir raisonnable sur cette délicatesse hors de saison5. L’oncle va donc rester tout seul ici. Tu peux penser que si j’allais rarement chez tous les deux, il me deviendra bien plus difficile d’aller chez un seul. Ce qu’il y a de sûr c’est que je ne m’y plais pas et je ne sais comment il se fait qu’à peine je m’y trouve que déjà les pieds me démangent pour partir. Ce sont pourtant de très bonnes gens. Mais nous avons des caractères opposés.

Quand tu retourneras à Paris, tu ne reconnaîtras plus les tailles, elles allongent de jour en jour : on fait maintenant des sortes de [déchirure] par dessus la robe qui descendent fort bas, a peu près comme [déchirure]mmes du temps de Louis XIV. On met en outre au bas de la taille de larges rubans pour préparer sans doute à les allonger encore.

J’ai porté la lettre chez Mr. Chaussier. J’avais déjà commencé cette lettre et je comptais les faire partir toutes deux en même temps. Mais il m’a renvoyé à dimanche prochain pour avoir la réponse ; je vais faire partir celle-ci. – j’ai été aussi chez Mr. Lacan aussitôt le reçu de ta lettre. Il vous fait à l’un et à l’autre ses compliments.

Adieu ma chère sœur, je t’embrasse tendrement ainsi que mon beau-frère. Mon neveu se conduit bien – il a obtenu dernièrement du proviseur une exemption bleue : ce qui est très distingué. (En passant, songe à l’argent du Lycée : on me demande la pension avec instance6.) Envoie-moi aussi la manière dont tu veux que j’annonce l’appartement aux Petites Affiches7. L’oncle l’a perdue – on est venu le voir plusieurs fois mais on n’est pas retourné.

E. Delacroix mardi 30 mai 1820.

J’ai reçu le mandat de 100 fr. J’irai le toucher aujourd’hui, l’autre argent a été employé également aux ouvriers.


1 Selon Joubin (t. V, p. 51), il s’agit de Raymond Soulier.
2 Horloger situé au 190 rue Saint-Honoré à Paris (Journal, éd Hannoosh, t. II, p. 1438.) (voir aussi la lettre à Henriette du 1er mars 1820.)
3 Son carnet de comptes des années 1819-1820 mentionne qu’il règle, le 18 août 1820, cette facture - 12 francs -  à l’horloger (Journal, éd Hannoosh, t. II, p. 1438.)
4 Marchande lingère.
5 Il règle, le 2 juin 1820, de la part de sa soeur à Alexandrine Lamey la somme de 19 francs et 7 sous pour cadenas de bourse etc. (Journal, éd Hannoosh, t. II, p. 1438.)
6 Le 7 juin 1820, il règle 126 francs pour la pension de Charles et Le Lycée (Journal, éd Hannoosh, t. II, p. 1438.)
7 Journal d’annonces diverses. Le 13 juin, il paie 25 sous pour l’insertion de l’annonce de location de l’appartement des époux Verninac à Paris (Journal, éd Hannoosh, t. II, p. 1438.)

 

Transcription originale

Page 1

A Madame
Madame Verninac
Poste restante
A Mansle
Charente

Page 2

Le 30 mai [1820]

[2 mots barrés] Voila encore bien du temps, ma chère soeur, que je n’ai eu le plaisir de t’écrire. Tu seras moins surprise quand tu sauras ce qui m’en a empeché. Voilà à peu près un mois que j’ai entrepris un ouvrage qui me rapportera quelque petit benéfice. Ce sont des dessins de machines que je copie avec un jeune homme de ma connaissance. Nous sommes obligés d’y travailler sans relache, parce qu’il est necessaire que nos copies soient deposés dans des bureaux le plutot possible. Par la manière dont mon temps est distribué, je n’ai litteralement pas le temps de faire autre chose Comme je ne vais pas maintenant chez Mr. Guerin, et que j’ai supprimé mon maitre d’armes, j’ai pris un maitre de piano, avec lequel j’etudie le matin. Je vais ensuite au musée au quel je ne manque guères parceque j’y paie un echaffaudage fort cher ; le reste du temps est tout à la machine, et se trouve pris au point que j’ai a peine le temps d’étudier le clavessin quand le maitre n’y est pas. Je t’écris cependant pour te prouver que je ne suis pas mort. Le temps court bien vite : encore quelques mois et tu reverras un grand benet de fils grandi de cinq ou six pouces et un autre homme cuivré maigre et barbu comme à l’ordinaire. Cela va me paraître singulier de ne plus avoir à penser ni à mon diner, ni à la blanchisseuse, ni à la portiere, ni aux ouvriers, ni à personne d’ennuyeux. Je commence pourtant

 

Page 3

à m’accoutumer merveilleusement à cette vie independante. Je vis comme une grenouille, sans savoir quel heure il est. Ceci me rappelle en passant que ma montre est dans mon tiroir et que je n’ai pas encore payé Mr Laborie. Sitôt que je recevrai de l’argent de mes machines, je paierai ce brave homme. J’avais bien compté employer une partie de cet argent qui me restera après quelques petites choses dont j’ai besoin à me faire faire au moins la moitié d’un habit, qui devient quelque chose de très necessaire : car la redingote n’est plus qu’une guenille : mais je ne sais alors comment payer Mme. Oudot. Il faudra aussi que je songe à un chapeau, car ce chapeau de soie que j’ai acheté en revenant de la foret est une drogue qui n’a rien duré et qui a l’air maintenant d’un chapeau de surnumeraire. [mots barrés] mais c’est une depense que [6 mots interl.] je pourrais peut-etre faire avec mes economies si j’etais un peu au courant pour les choses que je te dis. Je n’ai pas lu sans un effroi mortel la lettre où tu m’as dit que tu n’avais rien compris à mes comptes. J’y avais passé beaucoup de temps et j’avais cru t’envoyer le resumé le plus clair et le plus précis : s’il faut tout confesser, la crainte de les recommencer a peut etre un peu contribué à me faire reculer devant la reponse que j’avais à te faire. Je m’y mettrai neanmoins : mais je ne te promets pas beaucoup plus de lumières que la première fois.

La cousine devait partir le 31 pour Altkirk : elle a retardé son voyage, je crois jusqu’au 12. Je ne scais si elle

 

Page 4

t’en a parlé. quand à l’article des bourses, cadenats etc... je n’aurai pas de peine j’espere a la voir raisonnable sur cette delicatesse hors de saison. L’oncle va donc rester tout seul ici. Tu peux penser que si j’allais rarement chez tous les deux, il me deviendra bien plus difficile d’aller chez un seul. Ce qu’il y a de sûr c’est que je ne m’y plais pas et je ne scais comment il se fait qu’à peine je m’y trouve que deja les pieds me démangent pour partir. Ce sont pourtant de tres bonnes gens. Mais nous avons des caracteres opposés.

Quand tu retourneras à Paris, tu ne reconnaitras plus les tailles elles allongent de jour en jour : on fait maintenant des sortes de [déchirure] par dessus la robe qui descendent fort bas ; a peu près comme [déchirure]mmes du temps de Louis 14. on met en outre au bas de la taille de larges rubans pour preparer sans doute à les allonger encore.

J’ai porté la lettre chez Mr. Chaussier. j’avais deja commencé cette lettre et je comptais les faire partir toutes deux en même temps. Mais il m’a renvoyé à dimanche prochain pour avoir la reponse ; je vais faire porter celle-ci. – j’ai été aussi chez Mr. Lacan aussitôt le reçu de ta lettre. Il vous fait à l’un et à l’autre ses compliments.

Adieu ma chère sœur, je t’embrasse tendrement ainsi que mon beau frere. Mon neveu se conduit bien – il a obtenu dernierement du proviseur une exemption bleue : ce qui est très distingué. (en passant, songes à l’argent du Lycée : On me demande la pension avec instance) [mot barré] envoyes moi aussi la maniere dont tu veux que j’annonce l’appartement aux petites affiches. L’oncle l’a perdue – on est venu le voir plusieurs fois mais on n’est pas retourné.

E. Delacroix mardi 30 mai 1820.

J’ai reçu le mandat de 100 fr. j’irai le toucher aujourd’hui l’autre argent a été employé egalement aux ouvriers.

 

 

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