Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 11 décembre 18[17]

  • Cote de la lettre ED-ML-1817-DEC-11-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 11 Décembre 181[7]
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. I, p. 10-12; Burty,1878, p.9-11 ; Chillaz, 1997, Aut. 515, p. 102.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 25,5x20,1
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe non Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L2
  • Cachet de la poste [1er cachet] Déc 18 // 1; [2ème cachet] bre ; [3ème cachet] F
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Transcription modernisée

A Monsieur
Monsieur J-B Pierret jeune,
rue de Grenelle, n°68,
en face la fontaine
à Paris

 

 

 

Mercredi soir1

Viens me voir, mon cher ami. Tu me feras un grand plaisir. C’est bien fâcheux que tes soirées soient occupées chez Baour2 mais si tu pouvais en sacrifier une petite, tu serais bien aimable. Je suis dans une drôle de position. Je ne sais comme ça se fait : je me trouve toujours sur l’escalier et toute la journée je descends dans la cour, pour remonter et pour redescendre3 . Certain bruit de porte que tu connais retentit à tout moment à mon oreille et souvent j’entends quand rien ne retentit. J’ouvre la porte. Je m’avance d’un air indifférent et une face à calottes4 sort de cette porte maudite qui fait tant de train à mon tympan. J’entends encore le bruit. J’accours comme un fou… et je m’arrête la main sur le loquet. Je balance, j’écoute au travers des fentes et j’ouvre. Je mets le nez dehors, j’entends un froufrou de sylphide… la porte d’en haut se referme et je n’ai rien vu. Cependant la persévérance est une belle chose et tout n’est pas infructueux. Que c’est drôle ! Que c’est drôle !

Je ne veux pas me rendre intéressant et te dire que je n’ai qu’une seule idée. J’en ai d’autres, mais elles me ramènent toujours à une qui les colore toutes et qui me tient dans une douce moiteur d’âme, tantôt chaleur, tantôt frisson. Je dévore ma journée, c’est une corde que je file en tirant à moi les nœuds. Il me semble que j’attends quelque chose qui ne vient jamais. Quand je lis, les caractères se brouillent. Je pose le livre et je me prends la tête en fermant les yeux, les pieds sur les tisons. Eh bien, ce n’est pas encore ça qu’il me faut ! Je me lève et je me promène et je décroche ma guitare et je suis sur l’escalier une guitare dans la main. Sais-tu bien qu’au milieu de tout cela, je ne m’avoue pas vaincu. C’est une fumée qui me fascine un moment : mais je vois qu’au bout du compte et franchement, cela ne durera qu’autant que je ne me monterai plus la tête. Et puis vogue la galère et saisissons ce que nous pourrons. Franchement aussi cela vaut la peine. Les jolis yeux ! Limpides comme de belles perles et doux comme un velours. Pardon de l’image qui n’est qu’une bêtise mais c’est faute d’autre chose. Le nez est assez original, la narine est retroussée fièrement et s’enfle de temps en temps à l’unisson des prunelles qui se dilatent et se resserrent. La bouche est d’une élégance charmante, mais le triomphe de cette tête, c’est dans son contour. La joue, le petit double menton, [la] manière dont tout cela se pose sur le col vaut des autels. Oh! La singulière petite femme ! Je ne sais que penser. Viens ça, vieil initié, viens m’éclaircir ces mystères. Il m’avait semblé en commençant que j’en écrirais plus long, mais je me sens froid et d’ailleurs tu n’y perdras peut-être rien dans la suite. Viens demain ou après, tu seras charmant. Nous passerons une soirée délicieuse. Tu devais m’écrire, scélérat et tu n’en as rien fait. Ah, mon Dieu ! Je n’ai plus de place et je voudrais dire un tas de choses : surtout cache ceci. Si ma sœur trouvait et lisait cette lettre, je ne sais ce que je ne ferais pas.

Je t’attends, adieu.

ton ami


1 Les cachets postaux révèlent : "11décembre 18??". L’aventure amoureuse de Delacroix avec Elisabeth Salter, et donc les lettres qu’il lui a écrites, datent de l’hiver 1817-1818 (voir Lee Johnson, Further Corresp., p. 1-7).
2 Pierret était secrétaire de Baour-Lormian (1770-1854), poète, dramaturge, romancier, de l’Académie française. Celui-ci avait publié en 1795 une traduction, qui eut un grand succès, de la Jérusalem délivrée, poème épique du poète italien Le Tasse (1544-1595) écrit vers 1580. Baour en refit une édition nouvelle en 1819 avec la collaboration de Pierret.
3 Pour rencontrer Elisabeth Salter, la jeune anglaise logée par Henriette de Verninac , sœur aînée de Delacroix chez laquelle le peintre habitait alors, 114 rue de l’Université. Delacroix a fait le portrait peint d’Elisabeth Salter (Comte Doria, Paris). Il existe aussi deux petites études pour ce portrait (Louvre, département des Arts graphiques, RF 9141, f°17v ; cf Lee Johnson, A critical catalogue, 1981, 61).
4 Sa sœur Henriette.

Transcription originale

Page 1

A Monsieur
Monsieur J.-B. Pierret jeune,
rue de Grenelle, n°68, en face la
fontaine.
à Paris.

Page 2

Mercredi soir

Viens me voir, mon cher ami ; tu me
feras un grand plaisir. C’est bien fâcheux que
tes soirées soient occuppées chez Baour : mais
si tu pouvais en sacrifier une petite, tu serais
bien aimable. Je suis dans une drole de
position. je ne sçais comme ça se fait : je me trouve
toujours sur l’escalier et toute la journée je
descends dans la cour, pour remonter et pour
redescendre. Certain bruit de porte que tu connais
retentit à tout moment [deux mots barrés] à mon oreille
et souvent j’entends quand rien ne retentit.
J ouvre la porte. [mot barré] je m’avance d’un air
indifférent et une face à calottes sort de
cette porte maudite qui fait tant de train
à mon tympan. j’entends encore le bruit. Je
j’accours comme un fou : et je m’arrete la
main sur le loquet. je balance : j’ecoute au travers
des fentes et j’ouvre ; je mets le nez Dehors : j’entends
un froufrou de sylphide : La porte d’en haut se

Page 3

se referme et je n’ai rien vu. Cependant la
perseverance est une belle chose et tout n’est pas
infructueux. que c’est drôle, que c’est drôle !
Je ne veux pas me rendre interessant et te dire
que je n’ai qu’une seule idée. j’en ai d’autres mais
elles me ramenent toujours à une qui les colore toutes
et qui me tient dans une douce moiteur d’ame,
tantot Chaleur, tantot frisson. Je dévore ma journée,
c’est une corde que je file en tirant à moi les nœuds.
Il me semble que j’attends quelque chose qui ne
vient jamais. quand je lis, les caracteres se
brouillent. je pose le livre et je me prends la tête
en fermant les yeux, les pieds sur les tisons : Eh bien
ce n’est pas encore ca qu’il me faut : je me lève
& je me promène et je décroche ma guitare et
je suis sur l’escalier une guitare dans la main.
Sçais tu bien qu’au milieu de tout cela je
ne m’avoue pas vaincu. C’est une fumée qui me
fascine un moment : mais je vois qu’au bout
du compte etfranchement cela nedurera
qu’autant que je ne me monterai plus la
tête. et puis vogue la galère et saisissons ce
que nous pourrons. franchement aussi cela vaut
la peine. Les jolis yeux ! Limpides comme de belles
perles et fins et doux comme un velours. Pardon
de l’image qui n’est qu’une bêtise : mais c’est
faute d’autre chose. Le nez est assez original : la
narine est retroussée fièrement et s’enfle de temps
en temps à l’unisson des prunelles qui se dilatent
et se resserrent. La bouche est d’une elégance charmante
mais le triomphe de cette tête c’est dans son
Contour. La joue, le petit double menton,
[un trou] manière dont tout cela se pose sur le col vaut
des autels. Oh ! la singulièrepetitefemme ! je ne
sçais que penser. Viens ça, vieil initié, viens
m’eclaircir ces mystères : il m’avait semblé en
commençant que j’en écrirais plus long : mais je me
sens froid et d’ailleurs tu n’y perdras peutetre rien dans
la suite. Viens demain ou après, tu seras charmant
nous passerons une soirèe delicieuse. tu devais
mecrire scelerat et tu n’en as rien fait.-Ah ! mondieu,
je n’ai plus de place et je voudrais dire un tas de choses :
[mots barrés] surtout caches ceci. si ma sœur trouvait
et lisait cette lettre, je ne sçais cequejeneferais pas.Je t’attends adieu,

ton ami.

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