Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 26 octobre 1819

  • Cote de la lettre ED-ML-1819-OCT-26-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 26 Octobre 1819
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t. I., p.58-61; Chillaz, 1997, Aut.525, p. 103.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 24,5x19,7
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L12
  • Cachet de la poste [1er cachet] octobre // 8 ; [2e cachet] 1819 ; [3e cachet] A.5.
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Transcription modernisée

26 octobre 18191

 

J’étais dans une vive inquiétude2. Piron n’entendait pas parler de toi, à ce qu’il me disait dans sa lettre précédente et cependant, avec sa complaisance ordinaire, il avait eu la bonté de remettre ou de te faire parvenir ce que je t’envoyais3. Ce qui m’affligea beaucoup. Je me suis creusé la tête pour imaginer ce qui pouvait occasionner un silence comme celui-là. Tu pourras te le figurer si tu as éprouvé quelque chagrin de l’absence de tes amis et encore mieux, si tu as été inquiété à leur sujet. Je crois t’avoir dit dernièrement que nous n’étions pas à cela près d’une lettre. Mais il est pourtant possible de répondre, ne fût-ce que quelques lignes. Toutes les fois qu’on revenait de la poste, j’éprouvais un serrement de cœur de n’y rien trouver de toi et j’ai su enfin hier que tu étais trop paresseux pour prendre la peine de m’écrire, que tu n’étais ni estropié, ni mourant. Ce n’est pas bien et il n’y a pas d’excuses à cela. Tu sais que je ne te demande pas d’éloquence. Je ne sais si tu penses que je cherche des phrases. Il est vrai que mon style est des moins épistolaires et a quelques fois un air pédant que tu lui connais fort bien et dont je m’aperçois avec chagrin, parce que cela me fait craindre de n’être pas naturel. Mais, sûrement, c’est malgré moi et d’ailleurs, je n’ai pas besoin de te le dire. Tu te récries déjà et tu m’assures de bonne foi que tu ne veux dire que les choses les plus simples et que c’est pour les dire que tu te donnes de la peine. Je te crois bien, et je l’éprouve aussi : mais c’est un talent qu’il nous faudrait ; et je n’ai jamais vu que les femmes qui le possèdent. Nous avons beau faire, nous sommes toujours lourds ou apprêtés. Mes lettres ne me donnent pas grand peine et elles sont comme tant d’autres. Les tiennes sont plus naturelles et te coûtent probablement davantage. Ne me donne donc point des excuses semblables. Quand on a un cœur aussi bon et aussi expansif que le tien, on doit réfléchir les choses comme un miroir (comme dit Melle Delaunay dont je lis les Mémoires4). Je t’en voulais beaucoup et je ne voulais pas t’écrire : mais mon humeur se dissipe à mesure que mon papier se noircit. J’ai récrit en grande hâte à Félix pour lui demander s’il n’avait rien reçu de toi et qu’il me tire d’inquiétude. J’attends sa réponse qui ne m’apprendra rien de ce que je souhaite savoir. J’ai bien fait de décharger ma colère sur cet innocent papier. Car s’il m’eût fallu apprendre en arrivant à Paris que c’était à ta paresse que je devais mon inquiétude, tout le véritable plaisir que je me promets à te revoir aurait été empoisonné par une pareille chose, et j’aurais perdu le charme de ce moment, que mon esprit me montre dans le lointain comme un de ce bonheurs si rares dans la vie, qui remplissent entièrement le cœur et le satisfont. Il n’y a que le premier baiser d’une maîtresse qui soit aussi doux, et jamais davantage. Je t’en prie, il est encore temps, si tu te presses. Ecris-moi quelque peu afin que tu n’aies pas le dernier quand j’arriverai et que le souvenir même des reproches soit tout à fait effacé. Mon neveu5 qui a été un peu malade est convalescent et me retiendra quelque peu. – Est-il possible ! Voilà que je lis dans l’unique billet que j’ai reçu de toi : adieu, je te promets des volumes de correspondance pour un autre courrier ; je m’y prendrai à temps pour tenir ma promesse, or…et plus haut cette phrase singulière : je me porte bien puisque cela t’intéresse

…Mon Dieu ! Je voulais oublier mon chagrin et je parle de tout ceci. Je ne veux donc plus en finissant penser qu’à mon retour : c’est l’idée charmante qui se présente à moi à tous les instants et sous toutes ses faces. Tu y penses, j’en suis bien sûr, si tu n’en témoignes rien. Adieu donc : écris sur-le-champ et je recevrai ta réponse. Mon souvenir à qui tu sais6 . Je suis plein de mauvaises qualités, mais le jour où je me surprendrai ingrat, je me tuerai, comme on jette au feu une bûche stérile.

Eugène Delacroix

 

Si tu pensais que l’intermédiaire de Piron7 pût occasionner quelque retard, je te prie de mettre nettement à la poste.

 


A Monsieur
Monsieur J. B. Pierret jeune
rue du four n°50
à Paris


1Delacroix se trouve depuis le 5 septembre 1819 (voir lettre à Pierret du 6 septembre 1819) en séjour avec sa sœur aînée, Henriette de Verninac dans la propriété familiale, la maison des Gardes, située au cœur de la forêt de la Boixe, près de Mansle en Charente.
2Delacroix est en attente d’une réponse de Pierret qui tarde à venir (voir lettre de Delacroix à Pierret 8 octobre 1819 : « Que fais-tu donc, ami ? Pourquoi ne me réponds-tu pas ? ») En réalité, Pierret est entrain de perdre son père (voir lettre de Delacroix à Pierret, 29 octobre 1819).
3Achille Piron travaille dans l’administration des postes ; c’est ainsi qu’il facilite le port de la correspondance de Delacroix avec ses camarades.
4Les Mémoires sur la Société française au temps de la Régence par Madame de Staal-Delaunay (1684-1750). Cette dernière fut dame d’honneur de la Duchesse du Maine (1676-1753) qui donnait de fêtes renommées dans son château de Sceaux, auxquelles ont pu participer Voltaire, Rousseau, Montesquieu….
5Charles de Verninac a été confié par ses parents à son oncle Eugène Delacroix à la suite de leur installation, en août 1819, en Charente loin de Paris. Oncle et neveu sont donc particulièrement proches, d’autant que Delacroix n’est l’aîné que de cinq ans.
6L’amante de Pierret qui deviendra sa femme.
7Piron travaillait à l’Administration des postes. A ce titre, il pouvait aider au transport du courrier entre ses amis.

 

Transcription originale

Page 1

26 octobre 1819


J’etais dans une vive inquiétude. Piron n’entendait pas
pas parler de toi à ce qu’il me disait dans sa lettre précédente et
cependant avec sa complaisance ordinaire il avait eu la
bonté de remettre ou de te faire parvenir ce que je t’envoyais.
Ce qui me mit dans m’affligea beaucoup. Je me suis creusé la
tete pour imaginer ce qui pouvait occasionner un silence comme
celui là. Tu pourras te le figurer si tu as eprouvé quelque chagrin
de l’absence de tes amis et encore mieux si tu as été inquieté
à leur sujet. Je crois t’avoir dit dernièrement que nous n’etions
pas à cela près d’une lettre. Mais il est pourtant possible de
repondre, ne futssent que quelques lignes. Toutes les fois qu’on
revenait de la poste, j’eprouvais un serrement de
cœur de n’y pas rien trouver de toi et j’ai su enfin hier que tu
etais trop paresseux pour prendre la peine de m’écrire que
tu n’etais ni estropié ni mourant. ce n’est pas bien et
il n’y a pas d’excuse à cela. Tu scais que je ne te demande
pas d’éloquence. je ne sais si tu penses que je cherche des
phrases. Il est vrai que mon style est des moins épistolaires
et [5 mots barrés]et a quelques fois un air
pédant que tu lui connais fort bien et dont je m’apperçois
avec chagrin, parce que cela me [interlinéaire sup.] fait craindre de n’etre pas
naturel. Mais surement c’est malgré moi et d’ailleurs
je n’ai pas besoin de te le dire. Tu te recries deja et tu

 

Page 2

m’assures de bonne foi que tu ne veux dire que les
choses les plus simples etque c’est pour les dire que tu te
donnes de la peine. Je te crois bien, et je l’éprouve aussi :
mais c’est un talent qu’il nous faudrait ; et je n’ai
jamais vu que les femmes qui le possedent. Nous avons
beau faire, nous sommes toujours lourds ou appretés. Mes
lettres ne me donnent pas grand peine et elles sont comme
tant d’autres. Les tiennes sont plus naturelles et te
coûtent probablement davantage. Ne me donnes donc
point des excuses semblables. Quand on a un cœur aussi
bon et aussi expansif que le tien, on doit reflechir les
choses comme un miroir (à ce que comme [interlinéaire sup.] dit Melle Delaunay
dont je lis les mémoires) Je t’en voulais beaucoup et je ne
voulais pas t’ecrire : mais mon humeur se dissipe à
mesure que mon papier se noircit. J’ai récrit en
grande hate à Félix[interlinéaire sup.] pour lui demander s’il n’avait rien
reçu de toi et qu’il me tire d’inquietude. J’attends sa réponse
qui ne m’apprendra rien de ce que je souhaite savoir.
J’ai bien fait de décharger ma colère sur cet innocent
papier. Car s’il m’eut fallu apprendre en arrivant à Paris
que C’etait à ta paresse que je devais mon inquietude,
tout le véritable plaisir que je me promets à te revoir

 

Page 3

aurait été empoisonné par une pareille chose, et j’aurais
perdu le charme de ce moment, que mon esprit me montre
dans le lointain comme un de ces bonheurs qui si rares dans
la vie, qui remplissent entierement le cœur et le satisfont.
Il n’y a que le premier baiser d’une maîtresse qui soit aussi
doux, et jamais davantage. Je t’en prie, il est encor temps
si tu te presses. Ecris moi quelque peu afin que tu n’aies pas
le dernier quand j’arriverai et que le souvenir même des
reproches soit tout à fait éffacé. Mon neveu qui a eté un
peu malade est convalescent et me retiendra quelque
peu. – Est-il possible ! Voilà que je lis, dans l’unique
billet que j’ai reçu de toi : adieu, je te promets des volumes
de correspondance pour un autre courrier ; je m’y prendrai [à]
temps pour tenir ma promesse
or…et plus haut cette
phrase singuliere : je me porte bien puisque cela t’interesse…
…Mon Dieu ! je voulais oublier mon chagrin et  je
parle de tout ceci. je ne veux donc plus en finissant penser
qu’à mon retour : c’est l’idée charmante qui se presente à moi
à tous les instants et sous toutes ses faces. Tu y penses, j’en
suis bien sur, si tu n’en temoignes rien. Adieu donc :
ecris sur le champ et je recevrai ta réponse. Mon souvenir à
qui tu scais. je suis plein de mauvaises qualités, mais le jour où
je me surprendrai ingrat je me tuerai, comme on jette au feu une
buche sterile.

Eugène Delacroix

Si tu pensais que l’intermédiaire de Piron pût occasionner
quelque retard, je te prie de mettre nettement à la poste.

 

 

 

Page 4

Adresse p.4

A Monsieur
Monsieur J. B. Pierret jeune
rue du four n°50
à Paris

 

 

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