Lettre à Pierre-Antoine Berryer, 13 avril 1862

  • Cote de la lettre ED-MD-1862-AVR-13-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Pierre-Antoine BERRYER
  • Date 13 Avril 18[62]
  • Lieux de conservation Paris, musée Eugène Delacroix
  • Éditions précédentes Lacombe, 1885, p. 71 (partiellement); Joubin, Corr. gén, t. IV, p. 311 (idem).
  • Historique Acquise par le service des bibliothèques et des archives des musées nationaux avec la participation de la Société des Amis d’Eugène Delacroix auprès de la librairie Les Autographes, février 1992.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 20,7x26,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque LA 31631/131
  • Données matérielles pliée en 3
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Transcription modernisée

Ce 13 avril

Cher et vénéré cousin, votre offre impossible à accepter dans ce moment me remplit de tristesse1, mais M. de Bellonière2 qui a eu l’amabilité comme vous me l’annonciez de venir me voir m’a vu au milieu de toutes sortes de travaux auxquels il faut que je mette la dernière main avant le commencement de mai3. Le discours est en bon train mais je compte sur ma péroraison que je ne puis interrompre. Talma disait que quand il était en scène, il y serait demeuré quand sa maison eût été en feu. Quel chagrin ! Quelle verdure et que de bonnes causeries. Votre ambassadeur me dit que vous reviendrez quelques jours à la Pentecôte, ou à la St Pierre ou quand vous voudrez. Je serai vôtre alors et trop heureux, mais cela ne diminue pas tout à fait ma tristesse : rien ne vaut ce premier soupir de la nature qui secoue les liens de l’hiver. Je vois verdir sous mes yeux les pauvres petits arbres de mon jardin4 qui me réjouissent le cœur. Mais qu’est-ce que cela auprès d’Augerville5 avec vous !

Vous souffrez de la grippe et c’est quelque chose comme cela qui m’a retenu chez moi à peu près depuis la soirée si agréable de la princesse6. C’était un rhume obstiné avec crachements, toux comme j’en ai eu rarement. La moindre sortie après un peu de mieux me remettant dans le même état. Je n’ai donc pas bougé : en revanche, j’ai travaillé comme à trente ans et dans un calme profond. J’ai beaucoup d’obligations qui se sont augmentées du temps que j’ai passé à travailler exclusivement à ma chapelle7. Je n’attristerai pas à ce propos, ma lettre, commencée en pensant au printemps et à ses charmes, en vous entretenant longuement de mes impressions sur l’article de Vitet8. Qui diable l’a forcé de prendre la plume et il confesse que c’est malgré lui. Il n’est pas dans la situation des journalistes à tant la ligne, forcés d’écraser amis et ennemis pour remplir leurs colonnes. Ne pouvait-il vanter Raphael tout à son aise et me laisser en paix. Quelle insistance désobligeante dans ce parallèle et que d’hypocrites éloges à travers cette amertume si peu déguisée ! Son grand compliment est que je suis jeune !

Plût à Dieu qu’il puisse m’ôter les années que j’ai de trop au prix de ses tristes critiques. Il me croit encore à 1825 : c’est ainsi que Delécluze9 me traitait dans ce temps-là, dans ce moment de ma vie et de ma carrière, l’objet est plus grave.

J’en ai parlé plus que je ne voulais pardonnez-moi donc. Tenez-moi au courant du progrès de votre santé dans votre fortuné séjour et aussi comptez que je tiendrai en réserve les moments que vous me permettrez de vous consacrer.

Je vous embrasse bien respectueusement et bien tendrement.

Eug. Delacroix


1 Delacroix répond à une lettre que Berryer lui avait écrite le 10 avril, l’invitant à venir profiter près de lui, à la campagne, « de ce ravissant et précoce printemps » (Paris, musée Eugène Delacroix, LA 31631/130).
2 Sans doute le « jeune et spirituel avocat » dont Berryer annonçait la visite à Delacroix dans la lettre citée en note 1.
3 Delacroix travaillait notamment à un article sur Charlet qui parut le 1er juillet 1862 dans la Revue des Deux Mondes.
4 Le jardin du 6, rue de Furstenberg où Delacroix louait un appartement depuis la fin de l’année 1857. Le bail assurait à Delacroix la jouissance exclusive du jardin où il avait pu faire construire un atelier et faire planter des arbres et des fleurs dont il suivait attentivement l’évolution.
5 Augerville-la-Rivière, près de Malesherbes (Loiret) où Berryer avait une propriété. Delacroix y fit de fréquents séjours à partir de 1854.
6 Sans doute Marcelline Czartoryska, née Radziwill.
7 La chapelle des Saints-Anges dans l’église de Saint-Sulpice.
8 Le 1er avril 1862, huit mois après l’inauguration de la chapelle des Saints-Anges, Ludovic Vitet avait publié dans la Revue des Deux Mondes un long article entremêlant louanges et critiques.
9 Etienne Delécluze avait publié dans le Moniteur universel du 18 mai 1822 un article dévastateur sur le tableau que Delacroix exposait alors au Salon : Dante et Virgile aux Enfers (Paris, musée du Louvre). Pour Delécluze, le tableau était « une vraie tartouillade ».

 

 

Transcription originale

Page 1

Ce 13 avril

Cher et veneré cousin votre
offre impossible à accepter dans ce
moment me remplit de tristesse :
mais M. de Bellonière qui a eu l’a-
-mabilité comme vous me l’annonciez, de
venir me voir m’a vu au milieu de toutes
sortes de travaux auxquels il faut que
je mette la derniere main avant le
commencement de mai : le discours est en
bon train mais je compte sur ma péroraison
que je ne puis interrompre. Talma disait
que quand il etait en scène, il y serait
demeuré quand sa maison eut eté en feu.
quel chagrin ! quelle verdure et que de
bonnes causeries. Votre ambassadeur me
dit que vous reviendrez quelques jours à la
Pentecote, ou a la St Pierre ou quand vous
voudrez : je serais vôtre alors et trop heureux,
mais cela ne diminue pas tout à fait ma
tristesse : rien ne vaut ce premier soupir de
la nature qui secoue les liens de l’hiver. Je

 

Page 2

vois verdire sous mes yeux les pauvres
petits arbres de mon jardin qui me
rejouissent le cœur : mais qu’est ce que
cela auprès d’augerville avec vous !

Vous souffrez de la grippe et c’est quel-
-que chose comme cela qui m’a retenu
chez moi a peu près depuis la soirée si
agreable de la princesse. c’etait un rhume
obstiné avec crachements, toux comme
j’en ai eu rarement. La moindre sortie
après un peu de mieux me remettant
dans le même etat. Je n’ai donc pas
bougé : en revanche j’ai travaillé
comme à trente ans et dans un calme
profond. J’ai beaucoup d’obligations
qui se sont augmentées du temps que
j’ai passé à travailler exclusivement à
ma chapelle. Je n’attristerai pas à ce
propos, ma lettre, commencée en pensant
au printemps et a ses charmes, en vous
entretenant longuement de mes im-
-pressions sur l’article de Vitet. qui diable
l’a forcé de prendre la plume et il confesse
que c’est malgré lui. Il n’est pas dans la
situation des journalistes à tant la ligne

 

Page 3

forcés d’ecraser amis et ennemis
pour remplir leurs colonnes. ne pouvait
il vanter Raphael tout a son aise et
me laisser en paix. quelle insistance
désobligeante dans ce parallele et
que d’hypocrites éloges à travers cette
amertume si peu deguisée ! Son grand
compliment est que je suis jeune !
Plût à Dieu qu’il puisse m’oter les
années que j’ai de trop au prix de
ses tristes critiques. Il me croit encore
à 1825 : c’est ainsi que Delecluze
me traitait dans ce temps là ; dans
ce moment de ma vie et de ma carriere
l’objet est plus grave.

J’en ai parlé plus que je ne voulais
pardonnez moi donc. tenez moi au
courant du progrès de votre santé dans
votre fortuné sejour et aussi, comptez
que je tiendrai en réserve les moments
que vous me permettrez de vous consacrer.

Je vous embrasse bien respectueusement
et bien tendrement.

Eug Delacroix

 

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