Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 18 août 1822

  • Cote de la lettre ED-ML-1822-AOU-18-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 18 Août 1822
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t.I, p. 143-146 ; Chillaz, 1997, Aut 532, p. 103.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 20,2x13
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L18
  • Cachet de la poste [1er cachet] Août 1822// 19 ; [2e cachet]Tours
  • Données matérielles Un trou page 3
Agrandir la page 1
Agrandir la page 2
Agrandir la page 3
Agrandir la page 4

Transcription modernisée

Louroux1 , 18 août 1822

 

Voilà bientôt un mois, mon cher ami, que je me suis éloigné de toi et malgré le vide que j’éprouve en ton absence, il s’est écoulé fort vite. Je suis chez mon frère2 et ne sais encore quand j’en partirai, soit pour aller joindre ma sœur , soit pour retourner à Paris. Les journées passent ici très doucement et rapidement, sans savoir à quoi je les emploie. J’espère que tu n’es pas plus qu’à l’ordinaire embarrassé pour trouver l’emploi des tiennes. Quand je pense à Paris, et à toi, et à Félix, il me paraît que je suis absent de tout cela depuis trois mois. Et pourtant je crois être ici d’hier. Je fais quelques études manchotes. J’essaye de peindre par-ci par-là dans les monts et dans les plaines, mais tout cela ne signifie rien. Je vois des chiens, des arbres, des rochers, de l’herbe : à force de les voir je finirai peut-être par les savoir par cœur. Je porte un fusil à la chasse et je bêche le jardin. Je t’écris à une toise et demie de distance de la plus charmante Lisette que tu puisses imaginer : que les beautés de la ville sont loin de cela ! Ces bras fermes et colorés par le grand air sont purs comme du bronze ; toute cette tournure est d’une chasseresse antique. Dis à notre ami Félix que, malgré son antipathie pour les bas bleus, je crois qu’il rendrait les armes à Lisette. Et, du reste, ce n’est pas la seule ; toutes ces paysannes me paraissent superbes. Elles ont des têtes et des formes de Raphaël et sont bien loin de cette fadeur blafarde de nos Parisiennes. Mais, hélas ! Malgré quelques larcins, mes affaires ont bien de la peine à avancer auprès de ma Zerlina! Saevus amor! — A propos de ceci, j’ai vu dans les journaux que M.de Blacas3 revenait d’Italie. Tu me diras si tu as par mesdames Soulier des nouvelles de ce pauvre ami4 . Le journal dans lequel j’ai trouvé l’article me tomba dans les mains comme j’étais en train de rire d’une histoire qu’on me racontait et cette vue me fit l’effet d’un stylet aigu et glacé glissé dans un cœur bouillant. Et le sort bizarre ne manquera certes pas une si belle occasion de froisser le mien et de le mettre dans un étau. Ce sont là de ses jeux. Je pense déjà à l’hiver prochain avec un grand et vif plaisir : y penses-tu ? Profitez-vous, Félix et toi, du reste de la belle saison, faites-vous quelques promenades ? Et sa belle bonne ! Ah ! Dieu ! Je crois qu’elle s’appelle Lisette aussi. Ah ! Quelle charmante paire de biches sveltes et élégantes dignes de trainer le char de Diane ! Les différences qui se trouvent entre elles sont juste ce qu’il faut pour faire ressortir tous les charmes. Celle ci est donc pour vous deux comme nous en sommes convenus .incessamment. J’en écrirai une à Félix dans la même fin. Réponse de suite. Tu me diras s’il y a quelque chose de relatif à la suite du Salon5 : le Constitutionnel ne parle que de politique, de sorte que j’ignore ce qu’on a pu faire. Surtout grande et énorme lettre : grande, grande ! La précipitation que je suis obligé de mettre à celle-ci, ne sera pas, j’espère, une excuse pour une lettre aussi courte de ta part. Je prends la liberté d’embrasser ta femme. Cela ne peut être dangereux à soixante lieues.─ Voici mon adresse : à M. Eug Delacroix chez M. le Gal Delacroix, chez M. Boivinet aubergiste place Beaumont, à Tours. Adieu, cher ami, je t’embrasse bien tendrement ainsi que notre cher Félix.

 

E. Delacroix

Adresse p. 4

A Monsieur
J. B Pierret
rue du four n°50
fb ST Germain
à Paris

 


1Village de Touraine situé à 25 kms de Tours où Charles-Henry Delacroix a acheté un ancien presbytère en 1817.
2Le peintre passe trois séjours en Touraine chez son frère auquel il est très attaché, au Louroux à la fin de l’été 1820 et plus d’un mois et demi en août-septembre 1822 alors qu’entre Henriette et Charles-Henry, les relations sont tendues à cause de l’héritage familial et que le jeune frère désire s’instituer leur médiateur. Lors de son dernier séjour en 1828, c’est à Tours qu’il rejoint son frère, désormais remarié. Il y dessine de nombreux croquis; un album conservé au Metropolitan Museum de New York en garde le témoignage.
3Pierre-Louis-Jean-Casimir de Blacas d’Aups (1771-1839) issu d’une des premières familles de Provence et fidèle à la cause royaliste, est nommé, à son retour en France en 1814, ministre par le roi Louis XVIII dont il a partagé l’exil en Angleterre. A la seconde Restauration, il est évincé au profit de Decazes et doit se contenter de plusieurs ambassades en Italie entre 1815 et 1822.C’est probablement par l’intermédiaire de Soulier que Delacroix rencontre le duc de Blacas, dont il fait en 1826 le portrait lithographié (Delteil-Strauber,1997, n°50) et dont la collection de médailles antiques sera aussi l’objet de ses remarquables planches lithographiques. L’ensemble de la collection de médailles, de vases grecs, de pierres gravées et de bijoux antiques du duc de Blacas se trouvent aujourd’hui au British Museum.
4Soulier, secrétaire du marquis de La Maisonfort, l’a suivi en Italie alors que celui-ci a été nommé ministre de France en Toscane le 19 juillet 1820. Soulier est ensuite appelé (avril 1821), au service du duc de Blacas, ministre de France à Rome, lequel rentrera en ce mois d’août 1822 à Paris, mais sans Soulier qui revient, lui, en octobre 1822 (voir Journal, éd. Hannoosh, t. II, p.2342). Delacroix et Soulier échangent, pendant ce séjour italien, une correspondance régulière. Mais Delacroix, sans nouvelles de son ami, paraît s’inquiéter ici pour lui.
5Delacroix expose pour la première fois au Salon. Il présente La Barque de Dante (ou Dante et Virgile) qui sera acheté par l’Etat la somme de 2000 francs (Johnson, Critical Cat. t.I, p.72).

 

Transcription originale

Page 1

Louroux 18 août. 1822.

 

Voilà bientôt un mois, mon cher ami que je
te suis éloigné de toi et malgré le vide que j’éprouve
par ton absence, il s’est écoulé fort vite. Je suis chez
mon frère et ne sçais encore quand j’en partirai
soit pour aller joindre ma sœur, soit pour retourner
à Paris. Les journées passent ici très doucement
et rapidement sans savoir à quoi je les emploie.
Je pense que tu n’es pas plus qu’à l’ordinaire embar-
rassé pour trouver l’emploi des tiennes. Quand je
pense à Paris et à toi et à felix il me parait que
je suis absent de tout cela depuis trois mois, et
pourtant je crois être ici d’hier. Je fais quelques
études manchotes. j’essaye de peindre par ci par là
dans les monts et dans les plaines, mais tout cela
ne signifie rien. Je vois des chiens, des arbres, des
rochers de l’herbe : àforce de les voir je finirai
peut-etre par les savoir par Cœur. Je porte un
fusil à la chasse et je bêche le jardin. Je t’écris
à une toise et demie de distance de la plus
charmante Lisette que tu puisse imaginer : que
les beautés de la ville sont loin de cela. Ces bras

 

Page 2

fermes et colorés par le grand air sont
purs comme du bronze ; toute cette tournure
est d’une chasseresse antique. Dis à notre
ami felix que malgré son antipathie pour
les bas bleus, je crois qu’il rendrait les
armes à Lisette. et, du reste ce n’est pas
la seule ; toutes ces paysannes me paraissent
superbes. Elles ont des têtes et des formes de
Raphaël et sont bien loin de cette fadeur
blafarde de nos Parisiennes. Mais, hélas ! malgré
quelques larcins mes affaires ont bien de la
peine à avancer auprès de ma Zerlina! Saevus
amor! — à propos de ceci, j’ai vu dans les journaux
que M. de Blacas revenait d’Italie. Tu me diras
si tu as par mesdames Soulier, des
nouvelles de ce pauvre ami. Le journal
dans lequel j’ai trouvé l’article me tomba dans les
mains comme j’étais en train de rire d’uneµ
histoire qu’on me racontait et cette vue me

 

Page 3

fit l’effet d’un stylet aigu et glacé
glissé dans un cœur bouillant. Et le sort bizarre
ne manquera certes pas une si belle occasion de
froisser le mien et de le mettre dans un éteau.
Ce sont là de ses jeux. Je pense déjà à l’hyver
prochain avec un grand et vif plaisir : y penses
tu ─ profitez-vous félix et toi du reste de
la belle saison : faites-vous quelques promenades.
et sa belle bonne ! ah Dieu . je crois qu’elle
s’appelle Lisette aussi ; ah ! quelle charmante
paire de biches sveltes et élégantes dignes
de trainer le char de Diane : les différences [qui, un trou]
se trouvent entre ellessont juste ce qu’il faut pour [faire, papier altéré]
ressortir tous les charmes.─ celleci est donc
pour vous deux comme nous en sommes convenus.
incessamment j’en écrirai une à felix dans la même
fin. Réponse de suite. tu me diras s’il y a quelque
chose de relatif à la suite du Salon : Le constitutionnel
ne parle que de politique, de sorte que j’ignore ce qu’on
a pu faire. Surtout grande et enorme lettre : grande
grande : La precipitation que je suis obligé de mettre
celle-ci, ne sera pas j’espere une excuse pour une lettre

 

Page 4

aussi courte de ta part. Je prends la liberté dembrasser
ta femme. Cela ne peut être dangereux à soixante
lieues.─ voici mon adresse : à M. Eug delacroix
chez M. le Gal Delacroix, chez M. Boivinet aubergiste
place Beaumont, à Tours
. Adieu, cher ami, je
t’embrasse bien tendrement ainsi que notre cher felix.

E. Delacroix

 

Adresse à la verticale

A Monsieur
J. B Pierret
rue du four n°50
fb ST Germain
à Paris

 



 

 

 

Précédent | Suivant