Lettre à Guillaume Auguste Lamey, 26 mars 1859

  • Cote de la lettre ED-IN-1859-MAR-26-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Guillaume-Auguste LAMEY
  • Date 26 Mars 1859
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. IV, p.88-90.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,6x26,4
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 238 pièce 45
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Transcription modernisée

 

Ce 26 mars 1859

 

Cher et bon cousin,

 

Je suis honteux d’avoir été si longtemps à vous répondre : c’est que je me suis mis en tête de finir un certain nombre de tableaux que j’enverrai à l’Exposition et, comme je m’y suis pris un peu tard, je suis absorbé par ce soin1. Je suis bien heureux que votre santé se soit soutenue : les beaux jours vous assureront, j’espère, tout à fait. Il faut pourtant se défier du moment présent de la saison : ses alternatives de froid et de chaud sont très perfides : je prends beaucoup de précautions et j’ai pu, grâce à cela, reprendre un peu mon ancien train de vie, c’est-à-dire sortir un peu le soir et voir un peu de monde : cela m’apporte une distraction qui contribue à la digestion de l’infernal dîner.

Je ne vous ai pas parlé jusqu’ici d’Hunyades2, que j’ai relu avec beaucoup de plaisir et dont j’ai senti davantage la composition. J’en ai causé par-ci par-là avec des gens qui s’occupent de théâtre. Je vois qu’il serait impossible de trouver quelqu’un qui voulût la faire représenter sans y mettre notablement sa griffe. Vous n’avez pas d’idée de ce que sont les pièces modernes : ce besoin de coups de théâtre sans raison a gagné jusqu’aux opéras comiques, qui étaient si simples et si naturels autrefois. On a donné il y a six mois le Faust de Goethe arrangé ! On pouvait certes, sans s’éloigner beaucoup de la donnée, l’arranger pour le théâtre et la rendre intéressante. Ce cadre n’a pas suffi : on le fait voyager au bout du monde ; on entasse toutes les invraisemblances les plus inutiles, mais force feux de Bengale et transparents illuminés.

Je vois pousser les bourgeons de mon jardin et j’en jouis beaucoup. Cela me fait penser au vôtre, que j’espère revoir cet été : quant à l’époque, je suis si encombré d’occupations de toutes sortes, y compris celle de faire finir ma petite maison à la campagne3, que je n’entrevois pas encore le moment. Je vous reverrai avec bien du plaisir, cher cousin. Je recommence à aller un peu dans le monde : j’y trouve quelques originaux ; mais tout cela n’est pas l’épanchement de l’amitié.

Je vous embrasse bien, en attendant le moment de notre réunion, et suis à vous de tout cœur.

Eugène Delacroix

Jenny vous remercie bien respectueusement de votre bon souvenir. Julie fait toujours sa besogne d’une manière assez satisfaisante. Je suis habitué à sa figure : c’est un grand point en fait de domestique.

 


1 Le Salon ouvre le 15 avril 1859.
2 Hunyades, drame en vers de son cousin. Voir à ce sujet la lettre du 11 mai 1858.
3 Voir à ce sujet la lettre du 6 septembre 1858 à Pierre-Antoine Berryer et la lettre du 6 octobre 1858 à Guillaume-Auguste Lamey.

 

 

Transcription originale

Page 1

 

Ce 26 mars
1859.

Cher et bon cousin,

 

Je suis honteux d’avoir
eté si longtemps à vous répondre : c’est
que je me suis mis en tête de finir
un certain nombre de tableaux que
j’enverrai à l’exposition et comme je
m’y suis pris un peu tard, je suis absorbé
par ce soin. Je suis bien heureux que
votre santé se soit soutenue : les beaux jours
vous assureront j’espère tout a fait. Il
faut pourtant se defier du moment
présent de la saison : ses alternatives de
froid et de chaud sont très perfides : je
prends beaucoup de précautions et j’ai
pu grâce à cela, reprendre un peu mon
ancien train de vie, c’est à dire sortir
un peu le soir et voir un peu de monde :
cela m’apporte une distraction qui contri-
-bue à la digestion de l’infernal dîner.

Je ne vous ai pas parlé jusqu’ici
d’Hunyade que j’ai relu avec beaucoup
de plaisir et dont j’ai senti davantage

 

Page 2

 

la composition. j’en ai causé par ci
par là avec des gens qui s’occupent
de theatre. Je vois qu’il serait
impossible de trouver quelqu’un qui
voulut la faire representer sans y mettre
notablement sa griffe. Vous n’avez
pas d’idée de ce que sont les pieces
modernes : ce besoin de coups de
theatre sans raison a gagné jusqu’aux
operas comiques, qui etaient si simples
et si naturels autrefois. On a donné
il y a 6 mois le faust de Goethe
arrange ! On pouvait certes sans s’eloigner
beaucoup de la donnée, l’arranger pour
le theatre et la rendre interessante. Ce
cadre n’a pas suffi : on le fait voyager
au bout du monde ; on entasse toutes
les invraisemblances les plus inutiles, mais
force feu de bengale et transparents
illuminés.

Je vois pousser les bourgeons de
mon jardin et j’en jouis beaucoup.
Cela me fait penser au votre que j’espere
revoir cet eté : quant à l’epoque, je suis


 

Page 3

 

si encombré d’occupations de toutes
sortes, y compris celle de faire finir
ma petite maison à la campagne,
que je n’entrevois pas encore le
moment. Je vous reverrai avec bien
du plaisir cher cousin. Je recommence
à aller un peu dans le monde : j’y
trouve quelques originaux : mais
tout cela n’est pas l’epanchement
de l’amitié.

Je vous embrasse bien, en atten-
-dant le moment de notre réunion
et suis a vous de tout coeur

EugDelacroix

Jenny vous remercie bien respec-
-tueusement de votre bon souvenir. Julie
fait toujours sa besogne d’une maniere
assez satisfaisante. Je suis habitué à
sa figure : C’est un grand point en
fait de domestique.

 

 

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