Lettre à Jean-Baptiste Pierret, mardi 4 novembre [1828]

  • Cote de la lettre ED-ML-1828-NOV-4-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 4 Novembre 1828
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Burty, 1878
    , p.96-97; Joubin, Corr. Gén, I935, t.I, p. 230-232 ; Johnson, Critical Cat. t. I, p.141 ; Chillaz, 1996, Aut 544, p.104 ; Cat.expo. Tours, 1998, p. 79, 81 .
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 4°
  • Dimension en cm 25,5x20,3
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L29
  • Cachet de la poste [1er cachet] 5 NOV ; [2e cachet] 36 TOURS ; [3e cachet} ovembre // 6 ; [4e cachet] 1828 N
  • Œuvre concernée Bataille de Nancy
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Transcription modernisée

[Tours, mardi 4 novembre 1828]1

Tu es bien aimable, cher ami, de m’avoir écrit si tôt. Je dis si tôt parce que je te connais et c’est si vrai que j’allais te réécrire pour te prier de dire à mon portier de faire le plus tôt possible recarder mes matelas car, ne sachant au juste quand je reviendrai, ce qui dans tous les cas sera prochain, c’est une opération que je voudrais bien trouver faite. Tu lui donnerais des fonds suffisants. Ta lettre m’a fait bien plaisir. Ces sortes d’encouragements sont nécessaires dans l’ennui qui ne me prend que trop souvent et tu es à peu près le seul capable de m’encourager. Je suis sûr que tu as la conviction que tu es le seul avec lequel je sympathise complètement et j’ose dire que j’en suis fier. Jamais les éloges des autres n’ont produit qu’un effet imparfait.

Tu as raison, nous changeons, voilà tout. Mais tu sais, on ne peut soi-même assister au spectacle de son cœur et de son imagination. Il faut être double comme nous sommes, depuis que nous nous connaissons pour qu’une moitié de l’un suive et décrive l’autre. Je ne t’apprends rien de nouveau, n’est-ce pas ? C’est ainsi que nous sommes ensemble. Tâchons donc, cher ami, que si l’un de nous deux meurt, l’autre ne traîne pas longtemps la jambe après lui dans ce plat monde. Je ne dis pas seulement que je ne pourrais me consoler de te perdre, mais ma vie serait borgne et boiteuse. Une amitié aussi intime devra nous dédommager de la perte de la jeunesse et même de nos modestes espérances de fortune. Il n’en faut pas moins embrasser bien chaudement Félix , si tu le revois avant moi et pour mon propre compte. Tu sais d’après toi-même tout ce que je lui suis. Nous réglerons tout cela à la Saint-Sylvestre2.

Le temps continue à être charmant. La campagne est bariolée de rubis, d’émeraudes, de topazes et de tout son luxe d’adieu3 . Malgré mes occupations qui me rappellent et ma fainéantise ici, j’appréhende de m’en aller et de retourner reprendre le collier de fatigue. Tu demeures au diable, ce qui rendra nos communications difficiles par la mauvaise saison. Ne t’étonne pas de ma mauvaise écriture, j’écris sur mon genou pour être près du feu. Si ta paresse te le permet, écris-moi encore. Tu ne peux me faire de plus grand plaisir. Tâche d’affubler Rivet d’un des tableaux qui lui convient le plus.

Adieu. Embrasse ta femme et tes enfants pour moi. S’il en est temps encore, écris à Louis qu’il me rapporte le plus de vues qu’il pourra de différents côtés de la chapelle et du local où a été tué Charles le Téméraire4. Je remercie son préfet de sa courtoisie mais j’ai en conscience des affaires et des plaisirs plus pressés. Tout à toi.

Eugène Delacroix.

Mardi 4 novembre.

N’oublie pas les matelas !

 

Adresse

Monsieur
Pierret,
Rue St-Dominique n° 45 au coin
de la rue du Bac,
à Paris

 


1Mardi 4 9 bre, de la main de Delacroix en fin de lettre. Les cachets postaux datent du lendemain. Delacroix passe presque quatre semaines en Touraine, du  25 octobre au 19 novembre 1828.
2Delacroix et ses amis Jean-Baptiste Pierret, Félix et Louis Guillemardet avaient institué l’usage de passer chaque réveillon de la Saint-Sylvestre chez l’un d’entre eux, à tour de rôle. Delacroix a consigné ses soirées amicales, de 1817 à 1843, dans un album intitulé Album de la saint-Sylvestre (musée du Louvre, RF 9140).
3Delacroix, durant ce séjour, réalise un carnet de dessins dit le Carnet de Tours (Metropolitan Museum of Art, NY) Il note les mêmes indications de couleurs sur le folio 9 verso (Cat. Expo. Tours, 1998, p. 91).
4Delacroix pense alors à son tableau de la bataille de Nancy (1831, MBA, Nancy) dont il vient de recevoir la commande du ministre de l’Intérieur M. de Martignac (Joubin, Corr. Gén. I, p. 223). Il présente une esquisse à l’huile le 25 février 1829 (J. 142). Le tableau sera terminé début 1829 et exposé au salon de 1834 (J143).

 

 

 

Transcription originale

Page 1

Tu es bien aimable, cher ami, de m’avoir ecrit sitôt.
je dis sitôt parce que je te connais et c’estsi vrai que j’allais
te récrire pour te prier de f dire à mon portier de
faire le plutôt possible recarder mes matelas : car
ne sachant aujuste quand je reviendrai, ce qui dans
tous les cas sera prochain, c’est une operationqueje
voudrais bien trouver faite. Tu lui donnerais des fonds
à ce suffisants. Ta lettre m’a fait bienplaisir.
Ces sortes d’encouragements sont necessaires dans l’ennui
qui nemeprend quetrop souvent et tu es apeupres
leseul capable de m’encourager. Je suis sur quetu
as la conviction que tu es le seul avec lequel je
sympathise complèetement et j ose dire que j’en suis
fier. Jamais les eloges des autres n’ont produit
qu’un effet imparfait.
Tu as raison. Nous changeons, voilà tout ;
mais tu sçais, on ne peut soi même assister au spectacle

 

Page 2

de son cœur etdeson imagination. Il faut
etre doubles comme nous sommes, depuis
que nous nous connaissons pour qu’une moitié de l’un suive
et décrive l’autre. Je net’apprends rien denouveau,
n’est-ce pas. C’est ainsi que nous sommes ensemble.
Tachons donc cher ami, que si l’un de nous deux
meurt, l’autre ne traine pas longtemps la jambe
après lui dans ce plat monde. Je ne dis pas seulement
que [que interlinéaire sup.] je ne pourrais meconsoler dete perdre, mais ma vie
serait borgne et boiteuse. Une amitié aussi intime
devra nous dedommager de laperte delajeunesse et
même de nos modestes esperances de fortune. Il
n’en faut pas moins embrasser bien chaudement
felix, si tu lerevois avant moi et pour mon propre
compte. Tu sçais d’après toi-même tout ce que je lui suis.
nous reglerons tout cela à la St Sylvestre.
Le temps continue à être charmant. La

 

Page 3

campagne est bariolée de rubis d’emeraudes,de
topazes et de tout sonluxe d’adieu. Malgré
mes occupations qui me rappelle et ma faineantise ici
j’apprehende de m’en alleretde retourner reprendre le
collier defatigue. Tu demeures au diable, ce qui rendra
nos communications difficiles par la mauvaise saison.
Ne t’étonne pas de ma mauvaise écriture. j’écris sur
mon genou pour être près du feu. Si ta paresse te le
permet, ecris moi encore. Tu ne mepeux me faire de
plus grand plaisir. Tache d’affubler Rivet d’un d[es]
tableaux qui lui convient le plus.
Adieu. Embrassetafemme ettes enfants
pour moi. S’il en est temps encore ecris à Louis
qu’il me rapporte leplus de vues qu’il pourra de differents
cotés de la chapelle et du local ou a eté tué Charles
le Temeraire. Je remercie son prefet de sa courtoisie
mais j’ai en conscience des affaires et des plaisirs plus pressés.

tout a toi
Eugene Delacroix

Mardi. ─ 4 9bre.

n’oublie pas les matelas.

 

 

Page 4

Adresse

Monsieur
Pierret,
Rue St-Dominique n° 45 au coin
de la rue du Bac,
à Paris

 

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