Lettre à Guillaume Auguste Lamey, 2 octobre 1860

  • Cote de la lettre ED-IN-1860-OCT-02-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Guillaume-Auguste LAMEY
  • Date 02 Août 1860
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. IV, p. 200-202.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,5x26,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 238 pièce 70
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Transcription modernisée

 

Champrosay, ce 2 octobre 1860

Cher cousin et respectable ami,

 

Votre bonne lettre m’a fait le plus grand plaisir : vous m’y parlez avec tant de bonté de tout ce qui m’intéresse, santé et travaux ! En outre j’y vois que si, d’une part, notre inconstante saison vous a privé de vos promenades de l’autre côté du Rhin, votre santé s’est soutenue, à part les petits malaises des gens nerveux. Vous me demandez où j’en suis : je vais vous raconter mes faits et gestes et vous verrez que si je ne vous ai pas répondu tout de suite, c’est mon genre de vie qui en a été un peu cause.

Je vous ai écrit, je crois, que j’avais essayé d’un petit voyage à Dieppe pour me tirer de la mauvaise disposition où je me suis trouvé à la suite de mes travaux de cet été. Le mauvais temps m’en ayant chassé, je suis venu ici où je me suis remis, mais très lentement. Cependant le temps s’écoulait et je n’osais reprendre mon grand travail1. Voici enfin l’inspiration que j’ai eue il y a environ trois semaines, et jusqu’ici elle m’a réussi. Tous les matins on m’éveille à 5 heures et demie afin de prendre le premier convoi : je suis à mon travail vers 8 heures et demie et je reviens dans la journée, en tâchant de ne pas rester trop longtemps au travail malgré le furieux entrain que j’ai pour celui-ci. Je peux revenir à Champrosay à 3 heures. Je dîne de bonne heure et me couche de même. Voilà l’étrange vie qui me fait faire un exercice peut-être excessif mais qui, en ne me laissant pas un seul moment de vide ou d’ennui, me permet de concevoir l’espoir de me tirer de mon entreprise. J’y suis encouragé doublement : d’abord par le plaisir d’en sortir, s’il plait à Dieu ; ensuite, de recueillir le fruit de toute la peine que j’ai prise précédemment, de tous mes remaniements successifs, en voyant l’œuvre aller pour ainsi dire d’elle-même, toutes ou presque toutes les difficultés ayant été vaincues ; c’est le fruit arrivé à sa maturité et qui se laisse cueillir complaisamment.

Pourrai-je persévérer longtemps dans ce régime ? Je vous avoue qu’il y faut une certaine vertu, malgré l’espoir de la récompense. Il me faut des ménagements infinis, contre le froid, contre ma tendance à faire de gros repas : mon estomac a toujours la déplorable habitude de n’en pouvoir souffrir qu’un par jour : de là cet appétit exagéré, contre lequel je tâche de me prémunir. Vos bons souhaits m’encouragent et m’aideront dans ma tâche.

Mille respects et compliments empressés à Mme Fix2, que je vous prie de bien remercier, quand vous la verrez, du bon souvenir qu’elle veut bien me garder.

Que dites-vous de tout ce qui se passe ? Le hasard et les passions des hommes ne cesseront-ils pas d’amener les combinaisons les plus étranges pour faire damner ceux qui en sont victimes et pour occuper les loisirs des gobe-mouches, au nombre desquels je me range par l’avidité avec laquelle je dévore ces journaux impertinents et menteurs, qui se jouent de notre soif de nouvelles ?3

Je pense déjà bien à aller cet été ou ce printemps me reposer près de vous. Il y a, comme vous le dites, ce terrible hiver qui nous sépare encore. Redoublons nos prières ignoto Deo, à ce grand ouvrier de nos plaisirs et de nos peines. Je lui adresse les vœux les plus sincères pour votre bonheur.

Je vous embrasse de cœur.

Eugène Delacroix

 


1 Le décor de la chapelle des Saints-Anges de l’église Saint-Sulpice.
2 Amie de la famille Lamey rencontrée pour la première fois en août 1857 à Strasbourg (Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 1164).
3 Delacroix copie dans son Journal ce paragraphe en date du 2 octobre 1860. Ici, il évoque les évènements de la guerre d’Italie, principalement la reddition du général Lamoricière, chef des troupes pontificales, le 29 septembre, battu par l’armée de Victor Emmanuel II à Castelfidardo (Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 1368).

 

 

Transcription originale

Page 1

 

Champrosay ce 2 8br
1860

 

Cher cousin et respectable ami,

 

Votre bonne lettre m’a fait le plus
grand plaisir : vous m’y parlez avec tant
de bonté de tout ce qui m’interesse, santé
et travaux ! en outre j’y vois que si, d’une
part, notre inconstante saison vous a
privé de vos promenades de l’autre
côté du Rhin, votre santé s’est sou-
-tenue, àpart les petits malaises des
gens nerveux. Vous me demandez où
et gestes et vous verrez que si je ne vous
ai pas répondu tout de suite, c’est mon
genre de vie qui en a eté un peu cause.

Je vous ai ecrit, je crois, que j’avais
essayé d’un petit voyage à Dieppe pour
me tirer de la mauvaise disposition
où je me suis trouvé à la suite de mes
travaux de cet eté. Le mauvais temps

 

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m’en ayant chassé, je suis venu ici
où je me suis remis, mais tres lentement.
Cependant le temps s’ecoulait et je
n’osais reprendre mon grand travail.
Voici enfin l’inspiration que j’ai eue
il y a environ trois semaines, et jusqu’ici
elle m’a reussi. Tous les matins on
m’eveille à 5h 1/2 afin de prendre
le premier convoi : je suis à mon
travail vers 8h 1/2 et je reviens
dans la journée en tâchant de ne
pas rester trop longtemps au travail
malgré le furieux entrain [mot interlinéaire] [mot barré illisible] que j’ai
pour celui ci. Je peux revenir à Champ-
-rosay à 3h. Je dine de bonne heure
et me couche de même. Voila l’etran-
-ge vie qui en me [mot barré illisible] fait [mot interlinéaire] faire un
exercice peut être excessif, mais qui en
ne me laissant pas un seul moment
de vide ou d’ennui, me permet de
concevoir l’espoir de me tirer de mon
entreprise. J’y suis encouragé doublement :

Page 3

 

d’abord par le plaisir d’en sortir s’il
plait à Dieu : ensuite de recueillir
le fruit de toute la peine que j’ai
prise précedement, de tous [mot barré illisible] mes [mot interlinéaire] remani-
-ments successifs en voyant l’œuvre
aller pour ainsi dire d’elle même, toutes
ou presque toutes les difficultés ayant
eté vaincues ; c’est le fruit arrivé
à sa maturité et qui se laisse cueillir
complaisamment.

Pourrai je perseverer longtemps
dans ce regime ? Je vous avoue qu’il
y faut une certaine vertu malgré
l’espoir de la récompense. Il me faut
des ménagements infinis, contre le
froid, contre ma tendance a faire
de gros repas : mon estomac a toujours
la déplorable habitude de n’en pouvoir
souffrir qu’un par jour : de là cet appetit
exageré contre lequel je tâche de me
prémunir. Vos bons souhaits m’encouragent

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et m’aideront dans ma tâche.

Mille respects et compliments
empressés à Madame Fix que je
vous prie de bien remercier quand
vous la verrez du bon souvenir qu’elle
veut bien me garder.

Que dites vous de tout ce qui se
passe ? Le hasard et les passions des
hommes ne cesseront ils pas d’amener
les combinaisons les plus etranges
pour faire damner ceux qui en sont
victimes et pour occuper les loisirs
des gobemouches au nombre desquels
je me range par l’avidité avec laquelle
je devore ces journaux impertinents
et menteurs qui se jouent de notre [mot interlinéaire] [mot barré illisible]
soif de nouvelles.

Je pense deja bien à aller cet eté
ou ce printemps me reposer près de vous.
Il y a, comme vous le dites, ce terrible
hiver qui nous separe encore. Redoublons
nos prieres ignoto Deo, à ce grand ou-
-vrier de nos plaisirs et de nos peines. Je lui
adresse les vœux les plus sinceres pour votre bon-
-heur.

Je vous embrasse de cœur.

EugDelacroix

 

 

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