Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 28 octobre [1829]

  • Cote de la lettre ED-ML-1829-OCT-28-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 28 Octobre 1829
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Burty, 1878
    , p.76-78 ; Joubin, Corr. Gén.1935, p.244-247; Sérullaz, cat.expo Delacroix et la Normandie, 1993, p.30 et p. 65 n°11; Chillaz, 1997, p.105.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L33
  • Cachet de la poste [1er cachet] octobre 1829 // 31 ; {2e cachet] VALMONT ; [3e cachet] 29 octo 1829
  • Œuvre concernée Bataille de Nancy
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Transcription modernisée

[Valmont] Ce 28 octobre [1829]1 .

Mon bon petit, c’est bien tard commencer à t’écrire quand je vois déjà de près le moment de retourner. J’ai retrouvé mon Valmont comme je l’avais laissé il y a quinze ans, et cela m’a valu de grands accès de tristesse dans les premiers jours2. Je n’ai trouvé que moi de changé, hélas ! et fort changé et peu avancé malgré cela. Je n’ai guère eu de loisir d’écrire depuis que je suis ici. Je n’y suis guère resté, ayant toujours été dans des parties chez des voisins et au bord de la mer. J’ai vu des sites les plus extraordinaires en fait de rochers3 , etc., et mon Anglais, le décorateur, m’avait donné d’excellents renseignements. J’ai trouvé tout ce qu’il m’avait indiqué et au delà de ce qu’il m’avait dit.
As-tu pensé à nos projets d’écriture pour toi et pour Félix4 ? Songes-y sérieusement, mon bon ami. Il est important et amusant dans ce triste monde que l’esprit ait un intérêt quelconque. En outre cela pourra être d’une utilité positive. Insiste auprès de Félix à qui j’écrirai, quoique j’ignore s’il est à Paris. Donne-moi un peu de tes nouvelles. Je suis sûr que tu seras retombé dans ta noble paresse et que tu n’auras pas pensé une seule fois à tous ces projets. Pour moi j’en fais beaucoup quand je ne suis pas à même de les exécuter. De loin on trouve tout facile. On se verra plus souvent, on travaillera ensemble, etc. Mille choses qui s’évanouissent comme des rêves quand on est arrivé.
Le beau pays ! Le beau pays, mon petit homme ! Quel dommage que toutes les feuilles tombent. Et la mer, je la revois toujours comme une amie ou plutôt comme une maîtresse5 . Quand j’y suis, je ne peux m’en détacher. Toutes les études du monde sont d’une insupportable froideur.
J’ai plusieurs choses à te demander. D’abord de m’envoyer le plus tôt possible mon passeport que j’ai oublié, parce qu’il serait possible qu’on me le demandât si je reviens par le Havre ou Dieppe. Tu le trouveras dans le tiroir d’en haut de ma commode dans la case la plus à droite au milieu d’un fouillis de paperasses et toutes sortes de choses. Cela, tu me l’enverrais de suite sans paresse. Ensuite, tu tâcherais que l’ami Goubaux6 donne quelque chose, de manière à payer son loyer quand on sera de retour. Ensuite tu penseras à la palette qui doit être faite à présent, et, à ce que je suppose, chez Rivet, pour la bien faire à l’huile. Tu la lui recommanderas bien et de manière à ce qu’elle soit prête pour le 8 ou 10 au plus tard. J’insiste bien là-dessus. J’ai eu des nouvelles de ce bon petit Soulier qui me marque qu’il a une velléité de venir me trouver. Je lui écris ce mot pour lui tracer un itinéraire dans le cas où il le pourrait et pour lui dire en même temps que je reviendrai peut-être assez tôt pour l’embrasser à Paris7.

Je ne pense pas sans effroi aux affaires qui m’attendent. J’en ai un million et cela me fait traîner la savate ici. Je voudrais bien passer un ou deux jours à Rouen. As-tu vu Rouen8? Je crois que oui à ton passage pour aller à Dieppe. Tout cela est superbe, et il faudrait des vies à n’en plus finir pour faire tout cela. Et puis chacun son affaire. Il y a ici des vieilles femmes sublimes pour un sabbat. Dieu du ciel ! Trente pieds de marchandise à fournir9! C’est bien conséquent. Je t’embrasse mille fois et je me mets aux pieds de Mme Pierret qui est aussi une amie pour moi, n’est-ce pas, et que tu baiseras sur la joue à mon intention. Adieu, adieu.
Eugène.

Chez M. Bataille, à Valmont (Seine-Inférieure).
Remets de suite à Soulier le mot ci-joint.

 

A Monsieur
Pierret
Rue Ste Anne n°.18.
à Paris

 


1Voir le cachet postal, 29 octobre 1829.
2L’abbaye de Valmont, propriété d’Alexandre-Marie Bataille (1777-1841) cousin germain de Delacroix du côté paternel, se trouve à une vingtaine de kilomètres de Fécamp. Delacroix y passe de nombreux séjours, « séjours de paix et d’oubli du monde entier ». Il y réalise en 1834 son seul essai de fresques (musée Eugène Delacroix). Louis-Auguste Bornot (1802-1888), autre cousin du peintre, hérite de la propriété en 1841.
Sur le second séjour de Delacroix à Valmont, voir Sérullaz,1993, p.29-32."Rien n’a bougé, hélas, que nous qui avons maheureusement fait du chemin depuis tout cela", écrit Delacroix à son neveu Charles de Verninac. " Johnson, Further Corr., p.13.
3Pour les dessins et aquarelles de rochers et de falaises réalisés par Delacroix, voir Sérullaz, 1993, p. 93-99.
4Delacroix a écrit à Félix le 20 octobre pour lui proposer, ainsi qu’à Piron, d’écrire pour le journal Le Temps. (Joubin, Corr.Gén., p. 242). S’agit-il ici de la même proposition, comme le pense Joubin (op. cit. note 1, p. 245) ?
5Delacroix effectuera également plusieurs séjours à Dieppe, source fructueuse d’inspiration. Voir Sérullaz, 1993, p.81 -92.
6Prosper-Parfait Goubaux (1795-1859), co-fondateur et directeur de l’Institution Saint-Victor (aujourd’hui collège Chaptal) avait connu Delacroix au Lycée Louis-le-Grand. Ils se retrouvèrent le 1er janvier 1824, comme en témoigne Delacroix dans son Journal, et c’est probablement à la suite de cette rencontre que Goubaux, qui avait fondé quatre ans plus tôt son institution, décida de commander au peintre les portraits de ses élèves ayant remporté des prix au Concours général. Dix portraits auraient ainsi été réalisés, entre 1824 et 1834, destinés à orner le salon de réception. Ils demeurèrent sur place jusqu’à la mort de Goubaux en 1859 puis revinrent à leurs modèles ou furent dispersés ( Robaut, 1885,  n°115, 120,257,258,293,328,380,381.) Goubaux est certainement redevable vis-à-vis de Delacroix du travail en cours.
7Dans la lettre de Delacroix à Charles Soulier datée du même jour et confiée à Pierret, le peintre se réjouit de la proposition de Soulier qui pourrait venir lui rendre visite à Valmont sur le chemin du retour de « son » Cherbourg à Paris. Il lui donne des indications pour l’y rejoindre. (Joubin, Corr. Gén., p.243).
8Delacroix s’arrête au retour à Rouen pour se rendre ensuite chez sa tante Riesener sur la route vers Paris. Voir lettre à Pierret, 19 novembre [1829], (Joubin, Corr.Gén. , t.I, p.249).
9Il s’agit de la Bataille de Nancy (1831, MBA Nancy). Delacroix avait reçu commande de ce tableau le 28 août 1828 par le Ministère de l’Intérieur. Il mesure effectivement 2,39 m sur 3,59 m (Johnson, Critical Cat., vol.I, p. 140).

 

 


 

Transcription originale

Page 1

ce 28 8bre

Mon bon petit, c’est bien tard commencer
[mot barré] à t’écrire quand je vois déjà de près le
moment de retourner. J’ai retrouvé mon Valmont
comme je l’avais laissé il y a quinze ans, et cela m’a
valu de grands accès de tristesse dans les premiers
jours. Je n’ai trouvé que moi de changé, Hélas ! et
fort changé et peu avancé malgré cela. Je n’ai
guère eu de loisir d’ecrire depuis que je suis ici.
je n’y suis guère resté, ayant toujours eté dans
des parties chez des voisins et au bord de la mer.
J’ai déjà vu des sites les plus extraordinaires en fait
de rochers etc. et mon anglais le décorateur
m’avait donné d’excellents renseignements. j’ai
trouvé tout ce qu’il m’avait indiqué et audela de
ce qu’il m’avait dit. ═ as-tu pensé à nos
projets d’ecriture pour toi et pour Félix. Songes-y
serieusement, mon bon ami ; Il est important et
amusant dans ce triste monde que l’esprit ait

 

Page 2

un intérêt quelconque. En outre cela pourra
être d’une utilité positive. Insiste auprès de Felix
à qui j’écrirai, quoiquej’ignore s’il est à Paris.
Donne-moi un peu de tes nouvelles. Je suis
sur que tu seras retombé dans ta noble paresse et
que tu n’auras pas pensé une seule fois à tous
ces projets. Pour moi j’en fais beaucoup
quand je ne suis pas à même de les executer. de loin
on trouve tout facile. on se verra plus souvent, on
travaillera ensemble, etc. mille choses qui s’évanouissent
comme des rêves quand on est arrivé. ═ Le beau
pays ! Le beau pays, mon petit homme ! quel dommage
que toutes les feuilles tombent. et la mer : je la revois
toujours comme une amie ou plutot comme une
maîtresse. quand j’y suis je nepeux m’en détacher.
Toutes les études du monde sont d’une insupportablefroideur.
═ J’ai plusieurs choses à te demander. D’abord de m’envoyer
le plutot possible mon passeport que j’ai oublié, parce qu’il
serait possible qu’on me le demandat, si je reviens par le havre ou
Dieppe. Tu le trouveras dans le tiroir d’en haut de ma
commode dans la case la plus à droite au milieu d’un fouillis

 

Page 3

de paperasses et toutes sortes de choses. cela tu me l’enverrais
de suite sans paresse. Ensuite tu tâcherais que l’ami
Goubaux donne quelque chose, de manière à payer son
loyer quand on sera de retour. Ensuite tu penseras à
la palette qui doit être faite à present, et, à ce que je
suppose, chez Rivet, pour la bien faire à l’huile. Tu la lui
recommanderas bien et demanière à ce qu’elle soit prête
pour le 8 ou dix au plus tard. j’insiste bien ladessus.
══ j’ai eu des nouvelles de cebonpetit Soulier qui
memarque qu’il a une velleité de venir me trouver.
je lui écris ce mot pour lui tracer un itineraire
dans le cas où il le pourrait et pour lui dire en [même]
temps que je reviendrai peutetre assez tot pour l’em[brasser]
à Paris.
Je ne pense pas sans effroi aux affaires qui m’attendent.
J’en ai un million et cela me fait trainer la savatte ici.
Je voudrais bien passer un ou deux jours à Rouen. As
tu vu Rouen? je crois qu’oui à ton passage pour aller
à Dieppe. Tout cela est superbe, et il faudrait des vies
à n’en plus finir pour fairetout cela ; et puis chacun
son affaire. Il y a ici des vieilles femmes sublimes pour

 

Page 4

un sabbat. Dieu du ciel !trente pieds de marchandise à f
fournir. C’est bien consequent. Je t’embrasse mille fois et
je me mets aux pieds de Mde Pierret qui est
aussi une amie pour moi n’est-ce pas et que tu baiseras sur la joue
à mon intention. Adieu Aller adieu. Eugène
Chez M. Bataille, à Valmont Seine-inférieure
Remets desuite à Soulier le mot cijoint.

Adresse à la verticale :

A Monsieur
Pierret
Rue Ste Anne n°.18.
à Paris

 

 

 

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