Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 30 septembre 1831

  • Cote de la lettre ED-ML-1831-SEPT-30-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 30 Septembre 1831
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Burty, 1878
    , p.115-116 ; Joubin, C.G., 1935, t.1, p.293-295.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe non Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L37
  • Cachet de la poste Valmont (74) // 4 OCT. 1831
  • Œuvre concernée Intérieur d'un couvent de Dominicains à Madrid
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Transcription modernisée

Valmont 30 septembre [1831]

Je suis à ce Valmont 1, séjour de paix et d’oubli du monde entier. Le charme que j’y trouve, mon vieil ami, est dans ce dépouillement complet d’émotions vives et saccadées qui font de ma vie de Paris une épreuve continuelle et une danse sur la corde sans balancier. Affaires d’argent et d’amour-propre, rivalités, obligations de politesse, amour même, tout cela ne tient pas dans mon cœur et dans mon esprit la place qu’une seule de ces choses-là absorbe dans mon être, quand je me trouve au milieu de ce foyer d’agitations conti­nuelles où tu respires. Je ne me suis jamais rendu compte à un pareil degré de l’inutilité des folies pour faire mener heureusement la vie. Peut-être que ce être que cet état deviendrait aussi insupportable que l’autre s’il était prolongé. L’irritabilité de notre nature me fait aider à le croire. Ce qui nous occupe surtout à Paris, c’est la fureur de faire figure. Je crois à présent que si je trouvais un homme qui voulût me fournir le nécessaire comme à un chapon qu’on engraisse, à condition d’avoir tout mon travail et une autorité assez étendue sur ma liberté, je passerais le marché tout de suite.

J’ai trop de liberté pour en sentir le prix. Ici, j’en ai moins et davantage. Moins, en ce que je vis avec un despote complet qui me gouverne physi­quement, qui me fait dîner à telle heure, qui me fait aller dans tel endroit pour mon plaisir, etc. Davantage, en ce que mon esprit dégagé du souci de s’occuper de mille soins insupportables à ma nature, divague à son gré, jouit de son propre calme, crée des palais et des enchantements, sans que la voix de la nécessité triviale le rappelle à terre.

Je n’ai pas la rage de travail d’il y a deux ans. Mais je m’amuse, c’est l’essentiel. J’ai trouvé à Rouen de quoi faire un tableau qui m’inspire assez2. Nous verrons cela cet hiver.

Adieu. Aime-moi toujours malgré tout. Nous ne trouverons jamais de lien comparable à celui qui nous réunit pour la vie ; cependant cultivons ce lien. A mesure que je vieillis, je sens la nécessité des anciennes amitiés. Les nouvelles sont des arbres mal plantés que le premier souffle déracine. Écris à Guillemardet qui est la troisième jambe : qu’il nous la conserve longtemps, n’achevons pas boiteusement notre carrière. Bon Félix ! Le ciel lui doit mieux que toute sa vie passée. Tu me donneras donc de ses nouvelles.

Fais emballer le plus économiquement possible par Vivet3 le tableau après l’avoir verni et encadré. Tu l’enverras à l’adresse ci-après.

A Mon­sieur Bataille, chez M. Villard, aubergiste, place du Vieux Marché, à Rouen. Il faudrait payer le port.

Pour m’écrire, c’est comme autrefois, M. Dela­croix, chez M. Bataille, à Valmont, Seine-Inférieure.


Mille amitiés à ta femme.

[ici, timbre postal et adresse à la verticale]

Monsieur Pierret, rue Sainte-Anne, n° 18, à Paris.

Je voudrais que Vivet m’envoie en même temps deux petits pains de Cendre verte couleur français. Si ce n’était pas trop exiger de ta complaisance, je te demanderais de mettre dans la caisse mes claques (doubles souliers) qui sont dans ma petite garde-robe sur la planche. Il fait de l’humidité et me seraient bien nécessaires pour courir.

 


1C’est le troisième séjour de Delacroix à Valmont  après ceux de 1813 et 1829.
2 Il s’agit de l’Intérieur d’un couvent de Dominicains à Madrid (J 148), exposé au Salon de 1834. Le peintre s’inspire de la belle architecture du palais de Justice  de Rouen pour illustrer son sujet, qu’il évoque dès 1824 dans son Journal (4 avril 1824).
3Marchand de couleurs.

 

 

 

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Transcription originale

Page 1

Valmont 30 7bre

Je suis à ce Valmont séjour
de paix et d’oubli du monde entier.
Le charme que j’y trouve, mon vieil ami,
est dans ce dépouillement complet
démotions vives et saccadees qui font
de ma vie de Paris une epreuve continuelle
et une danse sur la corde sans balancier.
Affaires d’argent et d’amour-propre ; Rivalités,
obligations de politesse, amour même, tout
cela ne tient pas dans mon cœur et dans
mon esprit la place qu’une seule de ces
choses là absorbe dans mon être, quand
je me trouve au milieu de ce foyer d’agitations
conti¬nuelles où tu respires. Je ne me
suis jamais rendu compte à un pareil
degré de l’inutilité des folies pour faire
mener heureusement la vie. Peut-être que

 

 

Page 2

cet etat deviendrait aussi insupportable que
l’autre s’il était prolongé. l’irritabilité de
notre nature me fait aider à le croire.
Ce qui nous occupe surtout à Paris, c’est
la fureur de faire figure. Je crois a présent
que si je trouvais un homme qui voulut
me fournir le nécessaire comme à un
chapon qu’on engraisse, à condition d’avoir
tout mon travail et une autorité assez
etendue sur ma liberté, je
passerais le marché tout de suite. J’ai trop de liberté
pour en sentir le prix. Ici, j’en ai moins et
davantage. Moins, en ce que je vis avec un
despote complet qui me gouverne physi¬quement,
qui me fait dîner à telle heure, qui me [me, interlinéaire sup.] fait
aller dans tel endroit pour mon plaisir,∞ ─
Davantage, en ce que mon esprit dégagé
du souci de s’occuper de mille soins insupportables

 

 

 

 

Page 3

à ma nature, divague à son gré, jouit
de son propre calme, crée des palais et des
enchantements, sans que la voix de la nécessité
triviale le rappelle à terre.─ Je n’ai pas la
rage de travail d’il y a deux ans. Mais
je m’amuse, c’est l’essentiel. J’ai trouvé à
Rouen de quoi faire un tableau qui m’inspire
assez. Nous verrons cela cet hyver.
Adieu. aime-moi toujours malgré tout.
Nous ne trouverons jamais de lien comparable
à celui qui nous réunit pour la vie ; cependant
cultivons ce lien. à mesure que je vieillis, je se[trou]
la necessité des anciennes amitiés. les nouvelles
sont des arbres mal plantes que le premier souffle
deracine. Écris à Guillemardet qui est la
troisième jambe : qu’il nous la conserve longtemps,
n’achevons pas boiteusement notre carrière. Bon
felix ! le ciel lui doit mieux que toute sa
vie passée. Tu me donneras donc de ses nouvelles.
fais emballer le plus economiquement possible par
Vivet le tableau après l’avoir verni et encadré.
Tu l’enverras à l’adresse ci-après.

 

 

Page 4

à Monsieur Bataille, chez Mr Villard
aubergiste, place du vieux marché à Rouen.
Il faudrait payer le port.

Pour m’écrire, c’est comme autrefois, Mr
Delacroix chez Mr Bataille à Valmont Seine inférieure

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mille amitiés à ta femme.

[ici, timbre postal et adresse à la verticale]

Monsieur
Pierret
Rue Sainte-Anne n° 18
à Paris.

 

Je voudrais que Vivet m’envoie en même temps un deux [deux interlinéaire sup.]
petits pains de Cendre verte couleur français… Si ce n’est
pas trop exiger de ta complaisance, je te demanderais de
mettre dans la caisse mes claques claques [claques, interlinéaire sup.] (doubles souliers) qui
sont dans ma petite garderobe sur la planche. il fait
de l’humidité et me seraient bien nécessaires pour courir.

 

 

 

 

 

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