Lettre à Paul de Saint-Victor, 26 mai 1856

  • Cote de la lettre ED-MD-1856-MAI-26-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Paul de SAINT-VICTOR
  • Date 26 Mai 1856
  • Lieux de conservation Paris, musée Eugène Delacroix
  • Historique Don Société des Amis du musée Eugène Delacroix, 2002
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 21x26,7
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque MD 2002-139
  • Données matérielles Pliée en trois
Agrandir la page 1
Agrandir la page 2
Agrandir la page 3
Agrandir la page 4

Transcription modernisée

Ce 26 mai 1856

Champrosay par Draveil
Seine et Oise

 

Mon cher St Victor

Je suis en passant à la campagne. Ce n’est qu’ainsi que j’ai le temps de lire un peu. Je trouve ce matin dans La Presse votre article sur Le Cid1 et je ne puis m’empêcher de vous en faire compliment du fond de ma retraite momentanée. Quel dommage que vous dépensiez votre verve et votre esprit dans des feuilles qui se dispersent si vite ! C’est au point que revenant demain ou après demain à Paris je ne sais pas si je pourrai trouver à acheter le numéro passé depuis deux jours. Je penserai à cela pendant 15 jours et j’en ferai de meilleure peinture. Voilà les lectures qu’il faut pour parfumer de temps en temps une imagination qui est appliquée elle-même à fabriquer des idées et qui n’a pas le loisir de s’occuper des sottises qui font la pâture des cerveaux à la moderne. Votre épreuve du vieux Diègue à ses enfants est incomparable : question extraordinaire de la rude paternité des vieux temps etc. Vous avez oublié un dernier trait que j’ai lu quelque part, et qui couronne dignement la carrière de votre géant. Après la mort du Cid, les chrétiens attachent sur son cheval son cadavre emballé dans son armure et le lancent férocement sur les maures qui s’enfuient épouvantés à la vue du fantôme. Voilà des funérailles qui eussent flatté cette grande ombre.

Ma lettre n’est à autre fin que de vous parler de mon émotion. C’est une pente que je suis quelquefois, et à coup sûr j’écris cette lettre avec plus de plaisir que presque toutes les autres.

A vous bien sincèrement

Eug. Delacroix

P.S. je me rappelle en vous écrivant, un trait qui, quoique moderne, n’en est pas moins de la trempe du dernier que je vous ai raconté. Mon vieux frère qui était une espèce de Cid, en a été témoin. A l’une des batailles de l’Empire dans lesquelles on ne se ménageait pas, un régiment de cuirassiers fit merveille sur les Russes. Un soldat s’était emparé d’un drapeau dans le moment le plus vif de l’action et avait péri au milieu de son triomphe. En rentrant à la ville ou au camp, et en présence de toute l’armée, ses camarades attachèrent son corps sanglant et couvert de son uniforme sur son cheval avec son drapeau dans ses bras, et le soutenant dans sa marche. C’est assez beau pour des Français.

E. D.

 


1 La pièce de Corneille. Cf Eugène Delacroix, Journal (1822-1857), Nouvelle édition intégrale établie par Michèle Hannoosh, Paris : José Corti, 2009, p. 1017 où Delacroix écrit : « Acheter la Presse de dimanche 25 mai. Article de Saint-Victor sur le Cid », et note 260 qui renvoie notamment à la réponse de Saint-Victor conservée à Paris, Fondation Custodia (ancien fonds Piron).

Transcription originale

Page 1

Ce 26 mai 1856
Champrosay par Draveil
Seine et Oise

Mon cher St Victor
Je suis en passant à la campagne.
Ce n’est qu’ainsi que j’ai le temps de
lire un peu. je trouve ce matin dans
la presse votre article sur le Cid et je ne
puis m’empêcher de vous en faire compli-
ment du fond de ma retraite momentanée.
Quel dommage que vous dépensiez votre verve
et votre esprit dans des feuilles qui se disper
sent si vite ! c’est au point que revenant
demain ou après demain à paris je ne sais
pas si je pourrai trouver à acheter le numéro
passé depuis deux jours j jours. Je penserai
à cela pendant 15 jours et j’en ferai de
meilleure peinture. Voilà les lectures qu’il

 

Page 2

faut pour parfumer de temps en temps
une imagination qui est appliquée elle
même à fabriquer des idées et qui n’a pas
le loisir de s’occuper des sottises qui
font la pâture des cerveaux à la moderne.
Votre épreuve du vieux Diègue à ses en-
fants est incomparable : question
extraordinaire de la rude paternité des
vieux temps
etc. Vous avez oublié un
dernier trait que j’ai lu quelque part, et
qui couronne dignement la carrière de
votre géant. Après la mort du Cid, les
chrétiens attachent sur son cheval son
cadavre emballé dans son armure et
le lancent férocement sur les maures
qui s’enfuient épouvantés à la vue du
fantôme. Voila des funérailles qui

Page 3

eussent flatté cette grande ombre.

Ma lettre n’est à autre fin
que de vous parler de mon émotion. C’est
une pente que je suis quelquefois, et à coup
sûr j’écris cette lettre avec plus de plai
sir que presque toutes les autres.

A vous bien sincèrement

Eug. Delacroix


P. S. je me rappelle en vous écrivant,
un trait qui, quoique moderne, n’en est
pas moins de la trempe du dernier que
je vous ai raconté. Mon vieux frère
qui était une espèce de Cid, en a été
témoin. A l’une des batailles de
l’Empire dans lesquelles on ne se

 

Page 4

ménageait pas, un régiment de
cuirassiers fit merveille sur les Russes.
Un soldat s’était emparé d’un drapeau
dans le moment le plus vif de l’action
et avait péri au milieu de son triom-
phe. En rentrant à la ville ou au
camp, et en présence de toute l’armée,
ses camarades attachèrent son corps
sanglant et couvert de son uniforme sur
son cheval avec son drapeau dans
ses bras, et le soutenant dans sa marche.
C’est assez beau pour des français.
E. D.

 

Précédent | Suivant