Lettre à Emile Lassalle, 17 avril 1856

  • Cote de la lettre ED-MD-1856-AVR-17-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Emile LASSALLE
  • Date 17 Mars 1856
  • Lieux de conservation Paris, musée Eugène Delacroix
  • Historique Acquise auprès d’un particulier par la SOciété des Amis d’Eugène Delacroix, 1985 ; don de la Société du musée Eugène Delacroix, 2002.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 21,9x35
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque MD 2002-151
  • Données matérielles Pliée en quatre
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Transcription modernisée

Ce 17 avril 1856

 

Mon cher Monsieur,

J’ai reçu avec beaucoup de plaisir vos deux lettres : je ne doutais nullement de la complaisance de Monsieur Reynart. Sa vue m’a confirmé dans la bonne opinion qu’on m’avait donnée de lui et je suis ravi qu’il vous ait bien installé.

Madame Lassalle m’a apporté votre dessin qui me paraît déjà très bien d’aspect1. J’ai fait à la plume et à l’encre rouge quelques petites corrections : mais en l’absence de l’original ce ne peut être que sommaire et en vue de l’élégance. Je vais vous communiquer quelques observations auxquelles ces simples traits ne sauraient suppléer et qui sont je crois dans l’intérêt de notre succès à tous deux. Au premier aspect la figure m’a semblé un peu courte et manque d’élégance. La tête, les mains les bras en général un peu trop forts. J’ai allongé un peu le nez pour le rendre plus fin et diminuer l’espace entre le nez et la bouche. J’ai ôté aux mains et peut-être n’est-ce pas assez (il est entendu que toutes mes observations sont subordonnées à ce que vous verrez dans l’original : cependant, sans me le rappeler, votre dessin me fait désirer ces petits changements.

Monsieur Reynart qui se rappelle le tableau pour l’avoir vu souvent pense que les pieds et les mains des enfants sont particulièrement trop forts : il les voudrait plus petits que je ne les ai marqués moi-même.

— Diminuer un peu par les cheveux le masque du plus petit des enfants.

— La tête de l’autre paraît très forte : peut-être cela tient-il au défaut de modelé.

— J’ai mis une touche de blanc dans l’ombre du col de la femme. Je la crois d’un bon sentiment.

— Il est très important d’éviter en général de trop marquer les divisions des doigts dans les mains et les pieds, par trop de modelé de détail. Ne pas modeler autant que dans le tableau. Ceci s’applique à tout. Souvent en se préoccupant excessivement du rendu d’une partie on s’écarte de l’effet large de l’ensemble. C’est un principe à observer dans toute reproduction comme gravure ou dessin qui est nécessairement réduite : le modelé des détails doit être sensiblement atténué, les rehauts, les repiqués dans les ombres de même. Cela est si nécessaire qu’il en doit être autant du tableau en comparaison du modèle vivant. Un portrait dans lequel on rend tout ce qui est dans l’original, ne peut être que chargé, vieilli et manquant de légèreté à plus forte raison dans une copie réduite.

— C’est pour la même raison que je demande d’atténuer les demi-teintes qui ne marquent pas seulement les grands plans remarquablement dans la tête, les bras, la poitrine, le dessus des mains : indiquer très doucement la saillie des seins. De même dans les corps, cuisses et jambes des enfants. Plus les sujets sont jeunes plus la coloration est légère et transparente.

— Il en sera de même pour les draperies : faire prédominer les parties larges sur les plis de détail : ne pas trop creuser, de même que je l’ai dit pour les intervalles entre les doigts.

— Dans le linge surtout à peine de la demi-teinte : cela donne l’accent de l’étoffe qui se modèle par méplats.

— Eviter la rondeur dans les nus et procéder également par méplats.

— Adoucir un peu le passage de l’ombre qui est sur le front de la femme. Cela m’a paru un peu dur si je ne me trompe quand j’ai revu le tableau.

— Bien faire sentir le raccourci de la cuisse dans la jambe avant de la femme. Peut-être cela suffira-t-il pour faire paraître la figure plus allongée et plus fine.

— J’ai élargi un peu la poitrine aux dépens des bras qui me semblent forts. C’est un peu un défaut dans l’original. J’ai remonté notamment le sein du côté du poignard.

— L’expression de la tête exprime la crainte plus que la colère : il faudrait revenir à cette dernière expression. Je crois que le défaut est dans la bouche.

— Le bras qui tient le poignard était trop droit : faire bien sentir les balancements pour le faire venir en avant.

— Les pieds et les mains des enfants surtout, et un peu ceux de la femme me semblent encore forts malgré mes corrections. Les quatre doigts des pieds de la femme trop forts relativement au pouce.

— Voilà en somme, mon cher Monsieur, les observations sommaires que me suggère votre croquis qui me paraît bien dans le sentiment général. Je crois qu’on pourrait mettre un peu plus d’espace à droite entre les figures et le bord, pour ne pas trop exagérer l’effet du groupe général qui est porté de côté dans le tableau et avec intention.

Vous avez commencé avec une ardeur et un entrain qui me garantit d’avance que vous serez satisfait de votre travail malgré ses incommodités qui doivent être nombreuses, travaillant loin de chez soi et de ses habitudes.

Recevez donc, cher Monsieur, avec tous mes vœux, l’assurance de mon bien sincère dévouement.

Eug. Delacroix


1 Le dessin est maintenant conservé au musée Eugène Delacroix (MD 2002-22).

Transcription originale

Page 1

Ce 17 avril 1856.

 

Mon cher Monsieur,

j’ai reçu avec beaucoup de plaisir
vos deux lettres : je ne doutais nullement de la complai-
-sance de Mr Reynart. Sa vue m’a confirmé
dans la bonne opinion qu’on m’avait donnée de
lui et je suis ravi qu’il vous ait bien installé.

Madame Lassalle m’a apporté votre dessin qui
me parait déjà très bien d’aspect. J’ai fait à la
plume et à l’encre rouge quelques petites corrections :
mais en l’absence de l’original ce ne peut etre
que sommaire et en vue de l’elegance : je vais
vous communiquer quelques observations auxquelles
ces simples traits ne sauraient suppleer et qui sont
je crois dans l’interêt de notre succès à tous deux.
-- au premier aspect la figure m’a semblé un peu
courte et manque d’elegance. La tete, les mains les
bras en general un peu trop forts. J’ai allongé un peu
le nez pour le rendre plus fin et diminuer l’espace entre le nez et la bouche [10 derniers mots interlinéaires] : j’ai oté aux mains et
peut-etre n’est-ce pas assez (il est entendu que toutes mes
observations sont subordonné à ce que vous verrez dans
l’original : cependant, sans me le rappeler, votre dessin
me fait desirer ces petits changements.
-- Mr Reynard qui se rappelle le tableau pour l’avoir vu

 

Page 2

souvent pense que les pieds et les mains des
enfants sont particulierement trop forts : il les voudrait
plus petits que je ne les ai marqués moi meme.
-- Diminuer un peu par les cheveux le masque du
plus petit des enfants.
-- La tete de l’autre parait très forte : peut etre
cela tient il au défaut de modelé.
-- j’ai mis une touche de blanc dans l’ombre du col
de la femme. je la crois d’un bon sentiment.
-- Il est très important d’éviter en géneral de
trop marquer les divisions des doigts dans les mains et
les pieds, par trop de modelé de detail. Ne pas modeler
autant que dans le tableau
. ceci s’applique à tout [cette dernière phrase est interlinéaire]. Souvent en se preoccupant
excessivement du rendu d’une partie on s’ecarte de
l’effet large de l’ensemble. C’est un principe à observer
dans toute reproduction comme gravure ou dessin qui
est nécessairement réduite : le modelé des details doit
etre sensiblement attenués, les rehauts, les repiqués dans
les ombres de même. Cela est si nécessaire qu’il en doit être
autant du tableau en comparaison du modèle vivant.
un portrait dans lequel on rendrait rend [mot interlinéaire] tout ce qui est
dans l’original, [mot barré] ne peut être que chargé, vieilli
et manquant de legereté à plus forte raison dans
une copie réduite.
-- C’est pour la même raison que je demande d’attenuer

 

Page 3

les demi teintes qui ne marquent pas seulement
les grands plans remarquablement dans la tete, les
bras, la poitrine, le dessus des mains [4 mots interlinéaires] : indiquer très doucement la saillie
des [mot barré] seins. de même dans les corps, cuisses
et jambes des enfants. plus les sujets sont jeunes
plus la coloration est legere et transparente.

-- il en sera de même pour les draperies : faire prédo-
-miner les parties larges sur les plis de detail : ne
pas trop creuser de même que je l’ai dit pour
les intervales entre les doigts.

-- dans le linge surtout à peine de la demi teinte :
cela donne l’accent de l’etoffe qui se modele par méplats.

-- eviter la rondeur dans les nuds et proceder egalement par méplats.

-- adoucir un peu le passage de l’ombre qui est
sur le front de la femme. Cela m’a paru un peu dur
si je ne me trompe quand j’ai revu [mot barré] le tableau.

-- bien faire sentir le raccourci de la cuisse dans
la jambe avant de la femme. Peut etre cela
suffira-t-il pour faire paraitre la figure plus allongée
et plus fine.

-- j’ai elargi un peu la poitrine aux depens des bras qui me
semblent forts. C’est un peu un défaut dans l’original. J’ai
remonté notamment le sein du coté du poignard.

-- l’expression de la tete exprime la crainte plus que la colère :
il faudrait revenir à cette dernière expression. Je crois que
le défaut est dans la bouche.

 

Page 4

-- le bras qui tient le poignard etait trop droit : faire
bien sentir les balancements pour le faire venir en avant.
-- les pieds et les mains des enfants surtout, et un peu
ceux de la femme me semblent encore forts malgré
mes corrections —les quatre doigts des pieds de la
femme trop forts relativement au pouce.
-- voila en somme, mon cher Monsieur, les observations
sommaires que me suggère votre croquis qui me
parait bien dans le sentiment general. Je crois qu’on
pourrait mettre un peu plus d’espace à droite entre
les figures et le bord, pour ne pas trop exagerer l’effet
du groupe general qui est porté de côté dans le
tableau et avec intention.

Vous avez commencé avec une ardeur et un
en train qui me garantit d’avance que vous serez
satisfait de votre travail malgré ses incommodités
qui doivent être nombreuses, travaillant loin de
chez soi et de ses habitudes.

Recevez donc, cher Monsieur, avec tous mes vœux,
l’assurance de mon bien sincère dévouement.

Eug. Delacroix

 

 

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