Lettre à George Sand, 28 décembre 1851

  • Cote de la lettre ED-IN-1851-DEC-28-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 28 [Décembre] 18[51]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 755. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 349-350. Alexandre, 2005, p. 191.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,6x27
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 51
  • Œuvre concernée Cléopâtre et le paysan
  • Observations mois et année déterminés par Joubin
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Transcription modernisée

Ce dimanche 28

Chère amie, mille remerciements de cœur de votre bonne lettre ; je commence par le commencement. Aussitôt votre lettre reçue, j’ai examiné ce que je pourrais vous envoyer et parmi des Turcs, chevaux, etc. ébauchés, j’ai trouvé une Cléopâtre contemplant ce fameux ver du Nil que Shakespeare lui fait apporter par un paysan goguenard1. Il y avait moins à faire à celui-ci qu’aux autres, quoique je ne puisse vous dissimuler qu’il aurait eu besoin d’un peu plus de travail pour me plaire ; mais cela eût été trop long et je calcule que, parti aujourd’hui (je vous écris après la réception à la diligence), il est impossible que vous ne l’ayez pas au moins pour le 31 si votre conducteur n’y met pas de retard. Je désire donc vivement que cette mauvaise pochade ne vous déplaise pas trop et faites-lui grâce en faveur de l’inspiration qui est mon maître très respecté.

Vous avez bien fait de partir : on vous aurait peut-être accusée d’avoir fait des barricades2. Vous dites fort bien que, dans des temps comme ceux-ci, l’esprit de parti ne raisonne pas et que les coups de fusil ou de baïonnette deviennent les seuls arguments qui aient cours. J’espère au moins un peu de repos pendant quelque temps. Votre ami Rousseau, qui du reste n’avait jamais vu que le feu de la cuisine, exalte quelque part dans un accès d’humeur belliqueuse le mot d’un palatin polonais qui disait à propos de la turbulente république : Malo periculosam libertatem quam quietum servitium ; ce latin veut dire : « Je préfère une liberté mêlée de danger à une servitude paisible »3. J’en suis venu, hélas, à l’opinion contraire, en considérant surtout que cette liberté achetée à coups de batailles n’est vraiment pas de la liberté, laquelle consiste à aller et venir en paix, à réfléchir, à dîner surtout à ses heures et beaucoup d’autres avantages que les agitations politiques ne respectent pas. Pardonnez-moi mes réflexions rétrogrades, chère amie, et aimez-moi malgré mon incorrigibilité misanthropique. Laissez-moi, par exemple, vous remercier de l’envoi assidu des livraisons de vos ouvrages, qui vont figurer au premier rang de ma petite bibliothèque et qui seront des consolations de tous les moments, indépendamment du plaisir de penser que tout cela est sorti de vous que j’aime et que j’aimerai toujours. J’embrasse donc vous et Maurice et Solange et envoie à tous vos amis mes dévouées amitiés.

Eugène Delacroix



1 Cléopâtre et le paysan (1838, huile sur toile. Chapel Hill, Ackland Memorial Art Center). L’oeuvre est exposée au Salon de 1839. Pour la première fois, Delacroix donne la source d’inspiration de son tableau, la tragédie de William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre. En 1848, le peintre donne une seconde version à la composition radicalement différente dont il est question dans la lettre. (Jobert, 1997, p. 248, 295).
2 George Sand est à Nohant depuis le 6 mars, loin des troubles qui agitent encore Paris après la proclamation de la IIe République le 24 février 1848.
3 Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat Social, 1762, liv. III, chap. IV.

Transcription originale

Page 1

Ce dimanche. 28

Chère amie mille remerciements
de cœur de votre bonne lettre : je com-
-mence par le commencement. aussitot
votre lettre reçue j’ai examiné ce que
je pourrais vous envoyer et parmi des
turcs, chevaux & ebauchés j’ai trouvé
une Cléopâtre contemplant ce fameux
ver du nil que Shakespeare lui fait
apporter par un paysan goguenard. Il
y avait moins à faire à celui ci qu’aux
autres quoi que je ne puisse vous dissimu-
-ler qu’il aurait eu besoin d’un peu
plus de travail pour me plaire : mais
cela eut ete trop long et je calcule
que parti aujourd’hui (je vous ecris
après la reception à la diligence) il est
impossible que vous ne l’ayez pas au moins
pour le 31 si votre conducteur n’y met
pas de retard. Je désire donc vivement
que cette mauvaise pochade ne vous deplaise

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pas trop et faites lui grace en
faveur de l’inspiration qui est mon
maitre très respecté.

Vous avez bien fait de partir : on
vous aurait peut etre accusée d’avoir
fait des barricades. Vous dites fort bien
que dans des temps comme ceux ci l’esprit
de parti ne raisonne pas et que les
coups de fusil ou de bayonnettes deviennent
les seuls arguments qui aient cours.
J’espère au moins un peu de repos pen-
-dant quelque temps. Votre ami Rous-
-seau, qui du reste n’avait jamais vu
que le feu de la cuisine [mots raturés] exalte quelque
part dans un accès d’humeur belliqueuse
le mot d’un palatin Polonais qui
disait à propos de la turbulente république
malo periculosam libertatem quam
quietum servitium
: ce gratin veut
dire : je préfère une liberté melée de
danger à une servitude paisible :

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J’en suis venu helas à l’opinion
contraire en considerant surtout que
cette liberte achetée à coups de batailles
n’est vraiment pas de la liberté laquelle
consiste à aller et venir en paix, à
réflechir, à diner surtout à ses heures
et beaucoup d’autres avantages que
les agitations politiques ne respectent
pas. Pardonnez moi mes reflexions
retrogrades chère amie et aimez
moi malgré mon incorrigibilité
misanthropique. Laissez moi par exemple
vous remercier de l’envoi assidu
des livraisons de vos ouvrages, qui vont
figurer au premier rang de ma petite
bibliothèque et qui seront des consolations
de tous les moments independamment
du plaisir de penser que tout cela est
sorti de vous que j’aime et que
j’aimerai toujours. J’embrasse donc vous
et Maurice et Solange et envoie à tous
vos amis mes devouées amitiés.

EugDelacx

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