La Pietà de Saint-Denys du Saint-Sacrement

Delacroix reçoit de Rambuteau, préfet de la Seine, sa première commande de décoration religieuse le 4 juin 1840.

Le Journal donne bien peu d’informations sur les étapes de réalisation de ce décor. Le 30 janvier 1855, au détour d’un portrait au vitriol de Rambuteau, Delacroix revient sur les circonstances de cette commande, presque arrachée à l’administration. Robert-Fleury avait été chargé le 14 février 1839 de réaliser un tableau pour la chapelle de la Vierge dans l’église de Saint-Denys du Saint-Sacrement, rue Saint-Louis (actuellement rue de Turenne à Paris).
Ce dernier aurait de lui-même sollicité Delacroix pour réaliser la commande à sa place :

« Or le vieux scélérat [Rambuteau] ne m’a jamais adressé la parole dans le temps qu’il était préfet, que pour me recommander de ne pas gâter son église de Saint-Denis du Saint-Sacrement. Ce tableau de treize pieds, payé 6 000 ff, avait été donné à R[obert]-Fleury qui, ne s’y sentant pas porté, m’avait proposé de le faire à sa place, avec l’agrément, cela va sans dire, de l’administration. Varcollier, moins apprivoisé dans ce temps avec moi et avec ma peinture, consentit dédaigneusement à ce changement de personnes ; le préfet plus difficilement encore, à ce que je crois, dans la profonde défiance où il était de mes minces talents. » [Hannoosh, t. I, p. 881, 30 janvier 1855.)

Ce souvenir est confirmé par la lettre du 20 mai 1840 à Augustin Varcollier, chef de la division des beaux-arts à la préfecture de la Seine :

« M. Robert Fleury en vous priant de reprendre les travaux dont il était chargé pour la ville, a bien voulu vous demander que j’en fusse chargé à sa place. J’étais passé hier à la préfecture pour avoir l’honneur de vous voir et pour savoir de vous si vous ne trouvez pas ma demande indiscrète. »

La correspondance d’Eugène Delacroix, particulièrement avec l’administration, permet de suivre la réalisation de cette commande. Dès 1840, il est question d’un échange de chapelle avec Joseph-Désiré Court. Ce dernier réalise finalement une Notre-Dame-de-Bon-Secours pour la chapelle de la Vierge, datée de 1844, et Delacroix une Pietà pour la chapelle Sainte-Geneviève. Si en 1840, Delacroix regrettait déjà d’avoir perdu un mois pour ces discussions, ce n’est toutefois qu’en février 1844 que Court consent finalement à l’échange et que Delacroix et Lassalle-Bordes, son assistant sur ce projet, peuvent commencer à travailler sur place. Avant cette date, seules des esquisses avaient été proposées. Le 22 janvier 1842, Delacroix perd patience, il lui est impossible de travailler dans l’église, l’enduit n’ayant pas encore été apposé : « Croiriez-vous Monsieur que cette maudite préparation n’est pas prête et ne le sera dit-on de 15 jours. » Il se plaint également auprès de Varcollier des requêtes du curé. Ce dernier souhaitait voir dans son église une Assomption plutôt qu’une Pietà et demandait par conséquent au peintre d’abandonner son projet. Une première esquisse est réalisée en février 1843, ce qu’apprend la lettre du 8 février 1843 à Varcollier :

« Quel jour voulez-vous que je vous apporte l’esquisse du tableau que je dois faire à Saint-Denis du Saint Sacrement ? Je désirerais commencer bientôt après avoir eu votre avis. Nous la montrerions en même temps à M. de Rambuteau. »

Dans la lettre du 16 février 1843 à Varcollier, Delacroix indique qu’il revient sur son sujet et ne présente à la commission qu’un dessin. La lettre du 24 février 1843 signale que la commission demande au peintre de supprimer les anges, présents dans les deux esquisses. Le 5 avril 1843, Delacroix déclare avoir réalisé ces dernières modifications et ainsi pouvoir commencer son décor à l’huile et à la cire sur l’enduit. Mais une nouvelle fois, l’artiste se heurte aux exigences du curé, qui cette fois s’oppose catégoriquement à la réalisation de la Pietà, toujours en raison de son sujet :

« Le curé, ayant appris le sujet, a déclaré nettement qu’il ne l’acceptait point. Il prétend que les fabriciens sont de son avis et je n’ai pas de peine à le croire vu l’insistance qu’il y met et dont il leur aura fait sentir l’effet. Il trouve que ce sujet revient sans cesse, ce qui est une singulière raison et me paraît répondre d’avance à son objection ; de plus, que la Vierge n’y est pas glorifiée suffisamment, prétendant qu’elle ne saurait être principale là où le personnage du Christ est introduit. »

Dans ses souvenirs, Louis de Planet (Souvenirs des travaux de peinture avec Monsieur Delacroix, p. 81) précise que Delacroix se trouve face à une nouvelle contrainte lorsqu’il réalise le décor. La chapelle est très sombre, il est par conséquent nécessaire de travailler les jours de grand soleil. Pourtant, c’est au cours de l’hiver 1843-1844 que Delacroix et Lassalle-Bordes sont réalisent la commande. Au printemps, Delacroix réalise que Lassalle-Bordes a utilisé des teintes trop sombres, le maître remonte par conséquent les tons durant trente séances (Louis de Planet, op. cit., p. 95-96). Il ne parvient toutefois pas à obtenir l’effet souhaité, la contrainte du lieu est trop forte. C’est donc malgré lui que la Pietà est présentée au public en juillet 1844, ainsi qu’il l’explique au critique Théophile Thoré, le 17 novembre suivant :

« Quand je l’eus terminé, j’avais résolu de le faire voir dans sa primeur à quelques personnes, en tête desquelles vous ne doutez pas que vous fussiez. Je fis une petite absence, et, l’échafaud ainsi que la clôture ayant été détruits par suite d’un malentendu, le tableau se trouva tombé tout d’un coup dans la publicité. Quant à moi, je fus si peu satisfait de son effet, à cause de l’obscurité de la chapelle, que je résolus de l’abandonner à son sort tel quel. »

La critique de l’époque prolonge les mésaventures du peintre et de sa Pietà. Il est accusé de « charlatanisme » dans le Journal des Artistes (2e série, t. I, p. 349-352) :

« Il y a cinq ans, M. Delacroix a été chargé du tableau dont nous venons de parler. Cinq semaines ont suffi pour concevoir, exécuter, terminer l’œuvre et dorer le cadre. Cinq ans d’attente pour arriver à un résultat si lamentable ! Nous n’accuserons pas la direction des Beaux-Arts de la Ville du choix qu’elle a fait de M. Delacroix, en lui confiant une tâche si grave ; nous connaissons trop les idées saines et élevées qui président généralement à ses délibérations, pour n’être pas convaincus que cette direction a eu dans cette affaire la main forcée. Mais nous accusons les hommes placés dans les conseils ou dans nos assemblées législatives, intriguant ou sollicitant en faveur de gens qui doivent leur réputation non pas au talent, à la science, au savoir, mais aux coteries, mais aux camaraderies, à l’audace ! Que celui-là donc qui a voulu que M. Delacroix pût exécuter un tableau religieux aille contempler cette honteuse peinture ; qu’il rougisse, s’il est possible, d’avoir arraché à l’administration l’ordre de cette commande. »

Paul Mantz, dans l’Artiste (1845, t. III, 4e série, p. 65-67), réalise combien la tâche du peintre fut ardue. Sa maîtrise des contraintes de la chapelle était selon lui un véritable tour de force :

« Et n’est-ce pas une chose incroyable que de voir comment, au fond d’une chapelle où le soleil n’ose jamais entrer, sous les rayons obliques d’un jour douteux, M. Delacroix a pu exécuter une peinture d’une couleur si énergique et d’un si puissant effet ? »

Encore aujourd’hui, la Pietà est plongée dans l’obscurité, mais si l’électricité permet de la voir sous un autre jour, c’est lumière éteinte qu’il convient de l’observer pour constater l’adaptation de la gamme colorée au lieu et comprendre sa perception en 1844. Cette expérience permettra au spectateur de juger de la capacité du maître à créer la lumière à partir de la couleur et ainsi faire surgir le groupe de la pénombre.